Jean Baptiste  CLEMENT

par René Berteloot, pour l'A.P.L.O.

 

 

 

        Jean Baptiste CLÉMENT – fils d’un meunier aisé de Montfermeil – est né dans la nuit du 30 au 31 mai 1836 à Boulogne-sur-Seine, aujourd’hui Boulogne-Billancourt (1).

        Il fait des études au pensionnat Dillon jusqu’à 14 ans, puis entre en apprentissage chez un architecte (2) jusqu’à 17 ans. Il quitte alors le domicile paternel pour gagner sa vie, seul. Il apprend alors le métier de garnisseur en cuivre jusqu’à 19 ans, puis regagne le logis familial qu’il quitte de nouveau – mais pas définitivement – après une dispute avec sa mère. Il va habiter chez sa tante, à Montmartre et exerce divers petits métiers. C’est ainsi qu’il devient un temps sauveteur, puis manœuvre au viaduc de Nogent (alors en construction), où il refuse la place de surveillant de chantier pour rester ouvrier.

        Clément fut-il exempté du service militaire à cause d’un strabisme à l’œil gauche (3), ou ses parents lui achetèrent-ils un remplaçant ? Toujours est-il qu’il échappe à l’armée et continue à vivre misérablement.

        Une jeune fille vient partager sa misère avec lui. Le 7 octobre 1866, sa compagne Isoline-Marie Marcillac, couturière, accouche d’une fille, Madeleine que Clément reconnaît. Ses amis les plus proches ignorent sa vie privée.

        C’est en 1866 également, qu’il écrit Le Temps des cerises, dont Antoine Renard ancien ténor de l’Opéra, composera plus tard la musique (4).

        Cette même année, encore, il fait la connaissance du compositeur Darcier (5).

        En 1867 la censure interdit deux de ses chansons : Le joli temps et Quatre-vingt-neuf. Clément passe outre. Il est poursuivi et risque amendes et prison. Décidant de s’y soustraire il gagne alors Londres, passant par Bruxelles

        De retour à Paris, il collabore au Cri du peuple de Jules Vallès et à La Réforme de Vermorel. Il fonde Le Casse-tête : le 8 janvier 1870 il est condamné à deux mois de prison pour cette publication et, le 21 janvier à six mois de prison pour outrage à l’Empereur. Il retourne à Bruxelles mais revient à Paris

        Le 4 mars 1870 il est arrêté et écroué à Sainte-Pélagie. Le 1° avril il est condamné à un autre mois de prison. Il en sort le 4 septembre avec Vermorel (rédacteur en chef de La Réforme) (6).

        Elu maire de Montmartre, il le reste 72 jours.

        Membre de la Commune, quand Montmartre tombe en mai 1871, Clément fait les coups de feu sur les barricades du XX° arrondissement. Le 28 mai, il ne reste plus qu’une seule barricade (dans le XI°). Il y est un des derniers combattants et y rencontre Louise, jeune ouvrière venue se mettre à leur service. Son dévouement remarquable touche Clément qui lui dédiera Le Temps des cerises. On ne sut jamais ce que devint cette vaillante Louise, probablement tuée sur les barricades.

        Du 29 mai au 10 août, Clément se réfugie dans une mansarde cédée par Casimir Henricy, homme de lettres et marchand de bois. Puis il fuit à Londres, passant par l’Allemagne et Anvers.

        Le 24 avril 1874, il est condamné à mort par contumace (par le Conseil de guerre de Paris).

        A Londres, il change souvent de domicile, fait des travaux d’encadrement et donne des leçons de Français (7). Il rentre en France et se réfugie chez sa tante qui habite alors Neuilly. La police attache un mouchard à ses pas : se sachant reconnu, il regagne Londres. Il part pour Bruxelles en 1879. Après un temps d’exil à Londres, il revient en France.

        Dès 1880, il adhère au Parti Ouvrier.

        C’est à Paris, en 1880, que Clément rencontre Marcel Legay (8), qui composera la musique de bon nombre de ses chansons, jusqu’en 1884 (9).

        « On ne peut nier que Clément ait souffert d’une nature sensible qui le rendit rebelle à toute ingérence familiale dès qu’il prit des ailes, et passionné quand il se lança dans la mêlée sociale […} Défenseur, certes, de la classe ouvrière, le chansonnier du prolétariat, ce à quoi l’ont voulu souvent réduire ses amis politiques, Clément possède à plus d’un titre une place prépondérante dans la chanson, la bonne chanson faite de malice, de tact et d’équilibre. » (10).

        «  Clément a ses faiblesses comme tout homme. Mais c’est un être de cœur, nous voulons dire courageux. Il est fier et dans les chansons qu’il rime, il se refuse aux pleurnicheries. L’amour n’est plus de saison comme dans ses bergeries, ses murgerettes et ses mignardises. Il a connu les âpres luttes qui défont et refont un caractère. Sa poésie est véhémente comme lui, vindicative comme son tempérament, vengeresse comme ses haines. Elle accuse ». (11). « La situation, sinon la misère des prolétaires, est l’argument qu’il retourne et remue avec une inlassable continuité, avec la même facilité ». (12).

        En décembre 1884, il publie son premier recueil : Chansons. Sa chanson préférée Paysan ! Paysan ! est mise en musique par Armand Richard. (13).

        Clément fonde ensuite l’Emancipation qui devient l’Emancipateur.

        En 1893 il est candidat révolutionnaire à Charleville ; il est battu de justesse.

        En 1896 il fonde Le Socialiste Ardennais, collabore à La Petite République, à La Question Sociale. » Quelle que soit l’instabilité des opinions politiques de Clément, sa sincérité est la dominante de son caractère. Mais dans le bouillonnement des idées socialistes qui s’opposent d’année en année, J.B. Clément goûte à des vins qui parfois l’enivrent. «  — Tristan REMY, op. cit., page 330.

        « […] aussi critiquant l’un, attaquant l’autre,  Clément étend inexo-rablement le vide autour de lui. Benoît Malon (14) et Paul Brousse (15) […] se sont séparés. Le premier est devenu socialiste indépendant, ce qui est assez pour Clément de le vouer à son mépris, après Tony Révillon (16), Louise Michel (17), Félix Pyat (18), Prosper Lissagaray (19), Gustave Bazin, Albert Theisz (20), Louis Lucipia (21), Paul Lafargue (22), Zéphirin Camelinat (23), Victor Jaclard (24), Charles-Ferdinand Gambon (25), Clovis Hugues (26), Jules Guesde (27) et beaucoup d’autres. » — Tristan REMY, op. cit., pp. 345-346.

        « Décidément dégoûté de la politique, JB Clément quitte Paris pour les Ardennes […], appelé à des tâches régionales d’organisation de la classe ouvrière, qui lui procureront des joies plus exaltantes que celles de chansonnier montmartrois ». — Tristan REMY, op. cit., page 349.

        En 1897 « à soixante ans, privé de tout ressource, il entre à la rédaction de La Petite République où son ami Gérault-Richard lui procure du travail. » — Tristan REMY, op. cit. page 364.

        Le 1° mai 1901, J B Clément fonde la Librairie de propagande socialiste à Paris, boulevard de Clichy.

        Il dédie sa dernière chanson Au printemps dernier à sa compagne Thérèse Clément.

       «  Clément souffrait depuis des mois, sans se plaindre, de douleurs intestinales. Le dimanche 22 février 1903, le mal empirait. Son docteur insista pour qu’il entrât à l’hôpital. L’occlusion diagnostiquée demandait une urgente intervention chirurgicale. Thérèse Clément conduisit son compagnon à la Maison de santé Dubois. Dès son arrivée, le chirurgien, voyant la gravité de l’état du malade, voulut procéder à l’opération. L’examen auquel il se livra ne laissa aucun doute sur son inutilité. Le praticien n’alla pas plus avant.. La fin de Clément était imminente. Quand Thérèse Clément vint prendre de ses nouvelles, le lendemain matin, elle apprit sa mort, survenue un quart d’heure avant. » — Tristan REMY, op. cit., page 375.

        J. B. Clément fut enterré le jeudi 26 février 1903 au cimetière du Père Lachaise. « Poète et chansonnier, il appartient à l’histoire du prolétariat de la ville et des champs. C’est assez pour qu’on ne l’oublie pas. » (28).

Notes

  1. – Son acte de naissance mentionne : CLÉMENT Jean Baptiste (sans trait d’union). Père : CLÉMENT Jean-Baptiste, 23 ans. Mère : COMPOINT Marie-Thérèse. – Sa mère meurt le 3 septembre 1882, son père le 28 septembre 1891.

  2. – « Un jour, de la fenêtre de son architecte, il est témoin d’un accident du travail et entend le fils de son patron dire : Oh ! ce n’est qu’un ouvrier ! Jean Baptiste flanque une gifle retentissante à ce fils à papa et (évidemment) quitte aussitôt son emploi. » – Bernard SALMON, Hommage à Jean Baptiste Clément, édit. Pensée & Action, 1958, page 4.

  3. Tristan RÉMY, Le Temps des cerises. J.B. Clément, Paris, Editeurs Français Réunis, 1969, page 268.

  4. – Clément date Le Temps des cerises de Montmartre alors qu’il habitait déjà Colombes. – Tristan RÉMY, op. cit., page 158. – Antoine RENARD (1825-1872). Originaire de Lille. Ancien ténor de l’Opéra reconverti dans le music-hall.

  5. – Pierre Jean Joseph LEMAIRE, dit DARCIER (5 mars 1819 - 22 décembre 1883).

  6. – Auguste Jean Marie VERMOREL. Né à Denicé (Rhône) le 22 juin 1841. Rédacteur en chef de La Réforme. Membre de la Commune. Il est gravement blessé sur les barricades le 25 mai 1871, prisonnier le 26 mai il est transféré à Versailles où, faute de soins, il meurt de ses blessures le 20 juin 1871.

  7. – Un jour, un de ses élèves, un aristocrate, lui demande : « Monsieur Clément, si j’en crois certains bruits, vous étiez de la Commune, n’est-ce pas ?  Moi, vous savez, je n’aime pas les Communeux ». « Eh bien, moi, Monsieur, je vous emmerde », répond Clément, plantant là son élève, sans même lui réclamer le prix de sa leçon. – Bernard SALMON, op. cit., page 24.

  8. – Joseph Arthur Jacques dit Marcel LEGAY, né à RUITZ (Pas-de-Calais) le 8 novembre 1851, décédé à Paris le 15 mars 1915. Vient à Paris en 1876. Un des précurseurs des chansonniers de Montmartre. « […] chantait ses chansons dans la rue en s’accompagnant à l’harmonium, bien avant que le premier cabaret s’installât sur la Butte, et vendait ses œuvres 0,10 F. à un public d’ouvriers ». ÷ France VERNILLAT et Jacques CHARPENTREAU, Dictionnaire de la Chanson française, Paris, Larousse, 1968, page 144. — « Legay qui avait fait de bonnes études musicales au conservatoire de Lille, a mis en musique de nombreux poèmes de ses contemporains [Bouquet, Clément, Couté…]. Son chef-d’œuvre : Ecoute ô mon cœur (1904) dont il a composé paroles et musique ». — Vernillat-Charpentreau, id. ibid. page 144.— C’est lors de son retour d’exil que Clément se lie avec Marcel Legay qui mit de la musique d’abord sur quelques vieilles œuvres du chansonnier : Souvenance, Dansons la capucine, Monsieur Gros-Bonnet, d’esprit antiparlementaire, dédiée à MM. les députés, présents et futurs, chanson créée à la Scala par Jules Racca, Le Bonheur, chanté par Dubailleul au Concert Parisien. — Tristan REMY, op. cit. pp. 314-315. […] Puis ce sont Les Volontaires. (idem). — Marcel Legay composa, à des époques indéterminées, la musique de plusieurs chansons de Clément, dont nous connaissons seulement les titres mais dont rien n’indique qu’elles furent déposées à la SACEM et éditées. Ainsi Chanson d’amour, complainte d’une femme. —Tristan RÉMY, op. cit., page 315).

  9. — Après 1884, Marcel Legay cesse sa collaboration avec Clément. Que s’est-il passé ? Legay s’est mis à la composition littéraire, il écrit des chansons […]. Pour le grand public, J. B. Clément est devenu un homme politique sous qui disparaît le chansonnier. Il ne manque jamais, d’ailleurs, de rappeler qu’il fut membre de la Commune, comme si l’amnistie devait à tout jamais le faire oublier. Ce rôle […] estompe beaucoup sa qualité d’homme de lettres. Ses chansons [ …] paraissent sans éclat et sans saveur après la tragédie de deux sièges. Son antiparlementarisme exacerbé […] ne lui attire pas non plus de sympathies durables dans les milieux du socialisme municipal ou parlementaire. — Tristan RÉMY, op. cit. pp. 324-325. — Privé du concours de Marcel Legay [Clément] fait la musique de Aux Loups, qu’il chante dans les réunions des ardoisiers de Trélazé en grève. — Tristan RÉMY, op. cit., page 327.

  10. Tristan RÉMY, op. cit., page 380.

  11. Tristan RÉMY, op. cit., page 382.

  12. Tristan RÉMY, op. cit., page 327).

  13. — « Le frère d’Armand, Alfred Gérault-Richard fut lui-même chansonnier. Marcel Legay, à l’époque où il se rend souvent à Noyon-sur-Sarthe, en compagnie de Clément lui fit la musique de Au moulin de la Galette (1883) ». Tristan RÉMY, op. cit. page 136. — « Le fils de ce dernier [Armand Richard], Armand-Guillaume Richard, sculpteur et poète, fut le filleul de J.B. Clément ». — Tristan RÉMY, op. cit, idem.

  14. —Benoît MALON, né le 23 juin 1841 à Précieux, mort le 13 septembre 1893 à Asnières. Journaliste. Communard. Joue un rôle important dans l’histoire du mouvement ouvrier.

  15. — Paul BROUSSE. Né le 22 janvier 1844 à Montpellier. Mort le 1° avril 1912 à Neuilly-sur-Marne. Dirigeant possibiliste.

  16. — Tony REVILLON ( Révillon Antoine, dit - ). 1832-1898. « Journaliste et écrivain, républicain sincère et patriote convaincu, il se tint prudemment à l’écart de la Commune. Fin observateur des mouvements de son temps, il collabora à de nombreux journaux, don Le Nain jaune et Le Charivari. Eug. IMBERT, La goguette et les goguettiers, Bassac, Plein Chant, 2013.

  17. — Louise MICHEL, née le 29 mai 1930 à Vroncourt-la-Côte, décédée le 7 janvier 19O05 à Marseille. Institutrice. Militante anarchiste. Féministe. Une des figures majeures de la Commune. En Août 1873, déportée en Nouvelle-Calédonie, rentre en France en novembre 1880.

  18. — Félix PYAT ; Né le 4 octobre 1810 à Vierzon. Mort le 3 août 1889 à Saint-Gratien. Journaliste. Personnalité de la Commune.

  19. — Prosper LISSAGARAY, né le24 novembre 1828 à Toulouse, mort le 25 janvier 1901 à Paris. Auteur d’une Histoire de la Commune de 1871.

  20. — Albert THEISZ, né le 13 février 1839 à Boulogne-sur-mer, mort le 10 janvier 1881 à Paris. Ciseleur en bronze. Personnalité de la Commune.

  21. — Louis Adrien, dit Louis LUCIPIA, né le 18 novembre 1843 à Nantes, mort le 21 mai 1904. Participa à la Commune. Déporté en Nouvelle-Calédonie.

  22. — Paul LAFARGUE, né le 15 janvier 1842 à Santiago de Cuba (Cuba), mort le 25 novembre à Draveil. Gendre de Karl Marx. Membre de la Première Internationale. Participa à la Commune. Auteur du Droit à la paresse (rédigé à Sainte-Pélagie).

  23. — Zéphirin CAMELINAT, né le 14 septembre 1840 à Mailly-la-Ville, mort le 5 mars 1932 à Paris. Ouvrier bronzeur. Membre de l’A.I.T. Participa à la Commune.

  24. — Charles-Victor dit Victor JACLARD, né le 18 décembre 1840 à Metz, mort le 14 avril 1903 à Paris. Membre de la Première Internationale. Participa à la Commune.

  25. — Charles-Ferdinand GAMBON, né le 19 mars 1820 à Bourges, mort le 16 septembre 1827 à Cosne-sur-Loire. Participa à la Commune.

  26. — Clovis HUGUES, né le 3 novembre 1851 à Menerbes, mort le 11 juin 1907 à Paris. Poète et romancier. En 1871, proclame la Commune Insurrectionnelle de Marseille (23 mars – 4 avril 1871).

  27. — Jules Bazile, dit Jules GUESDE, né le 11 novembre 1845 à Paris, mort le 28 juillet 1822 à Saint-Mandé. Participa à la fondation du Parti Ouvrier, devenu Parti Ouvrier Français.

  28. Tristan RÉMY, op. cit., liminaires, page 13.

 

Bibliographie

De Clément :

La lanterne du peuple (1868).

La lanterne impériale (1868).

La Carmagnole (1868).

Le Club de la Redoute (1868).

Le Drapeau Rouge et ses campagnes (1879).

Chansons (1884).

La Revanche des Communeux (1887).

Questions sociales à la portée de tous (1887).

Cent chansons nouvelles (1898).

 

Sur Clément :

Tristan Rémy : Le Temps des cerises (Jean Baptiste Clément), Paris, Les Éditeurs Français Réunis, 1969

NAP 2, pp. 57-58.

NAP 11, pp. 306, 307, 316, 319, 322, 326.

B. Salmon : Hommage à J.B. Clément.

H. Poulaille : Nouvel Age littéraire, p. 158.

H. Poulaille : Jules Vallès, in Nouvel Age,, N° 1, pp. 39-56.

G. Duveau : La pensée ouvrière sur l’éducation, p. 43.

J. Maitron : De la Bastille au Mont-Valérien, pp. 25, 65, 92, 93, 127.

G. Weil : Histoire du Mouvement social en France, pp. 142, 149, 236, 265, 422.

Gubernatis : Dictionnaire des Ecrivains, t. I, p. 644.

M. Dommanget : L’instruction publique sous la Commune, pp. 4, 5.

Plein Chant, N° spécial Feller, p. 93.

Jean-Claude : Des confréries de chapelle…, p. 105.

Fr. Vernillat : Dictionnaire de la Chanson française, pp. 65, 118.

 

 

DOCUMENT

        Préface à Mes Chansons (Montmartre, décembre 1884) Extraits :

        Sortant de l’école ne sachant rien, entrant en apprentissage à quatorze ans et n’en sortant qu’après cinq longues années d’esclavage, de misères et de résignation ; connaissant mal mon métier, que mon patron s’était peu préoccupé de m’apprendre ; n’ayant aucun goût pour ce métier, le plus insignifiant d’entre tous ; dès que je me sentis grand garçon, je voulus reconquérir mon indépendance et recommencer la vie à mes risques et périls.

        C’en était fait ! Je prenais place dans les rangs des révoltés ; je m’insurgeais contre l’autorité maternelle, et à la fois contre la tyrannie et l’exploitation patronales. Je dus donc passer par trente-six métiers et bien plus de misères, − mais je n’en sus plus à les compter – cherchant à m’instruire, à savoir ce que je n’avais pas eu le temps d’apprendre, lisant, commentant, pensant, rêvant, suant, jusqu’au découragement, sur Noël et Chapsal, me retrempant dans Musset, Flaubert, Balzac, Hégésippe Moreau, Béranger, Pierre Dupont, et cela, à l’aide de ressources tellement minimes, pour ne pas dire imaginaires, qu’il m’arriva bien des fois, soutenu par la jeunesse probablement et sa compagne inséparable, l’Espérance, de danser devant le buffet en entonnant la Capucine, cette vieille chanson populaire, que les enfants chantent en dansant en rond, sans se douter, les innocents, du côté social de cette rengaine plaintive, qui explique si bien la révolte des Jacques et les insurrections de la faim. (Pages 8 et 9).

        Aussi, réfugié en Angleterre, songeant à notre défaite, à ces combats sanglants de jour et de nuit, aux trente et quelques mille communeux massacrés, à mes amis, les uns fusillés, les autres en Nouvelle-Calédonie, je ne me sentis plus la patience d’aligner des couplets insignifiants et de recommencer la Chanson du morceau de pain. Je voulus mettre la chanson, qui est un moyen de propagande des plus efficaces, au service de la cause des vaincus, et c’est à cela que je me suis surtout appliqué depuis.

        Mais il y avait à craindre que des chansons à thèse fussent monotones comme un discours d’académicien ou ennuyeuses comme un article d’économie politique. Cet écueil qu’on me signalait me parut facile à éviter. J’avais, du reste, des précédents : Dansons la capucine, L’eau va toujours à la rivière, et c… Il n’y avait, à mon avis, qu’à ouvrir la huche des pauvres gens pour voir qu’il n’y avait pas de pain dedans. Il n’y avait qu’à suivre l’ouvrier dans sa vie de labeur et de misère pour trouver le mot vrai, la note sociale et empoignante. Il n’y avait qu’à pénétrer dans les mines, dans les manufactures, dans les chantiers pour dépeindre, en langue simple, les souffrances des travailleurs, pour protester contre l’esclavage moderne et mettre en chanson les revendications prolétariennes. (Page 12).

        De même que dans L’eau va toujours à la rivière et Paysan ! Pa ysan ! j’ai voulu faire com-prendre aux travailleurs des champs qu’ils étaient les frères des travailleurs des villes, et qu’ils devaient se liguer ensemble pour la défense de leurs intérêts et la conquête de leur émancipation. (Page 13).

        N’est-il pas naturel que l’homme qui travaille envie un bien-être qu’il n’a pas, auquel il a droit et que d’autres se procurent à ses dépens ? Et si je parvenais à inspirer ces sentiments humains à la grande masse ouvrière, j’éprouverais cette bonne joie que donne le devoir accompli. (Page 18).

        Je terminerai en disant que le peuple n’a cessé jusqu’à ce jour de chanter les chansons qui ont été faites pour tout le monde, et qu’il est temps enfin qu’il ne chante plus que les chansons qui ont été faites pour lui. (Page 22)

        Paris-Montmartre, décembre 1884.

 

 

Principales chansons de J. B. CLÉMENT mises en musique par 

DARCIER (Pierre Jean Joseph LEMAIRE)

L’eau va toujours à la rivière (1864)

Magloire (1864)

Manette (1864)

Le Moulin noir (1864)

Bonjour à la meunière (1864)

La branche de mai (1864)

Le dernier morceau de pain (1864)

Jean Margousin ( 1864)

Musique (1864)

Ma Jeanne (1864)

La chanson du fou (1865)

Fournaise (1865)

La Forêt (1865)

La Coquette (1865)

Saint Médard et saint Vincent (1865)

L’amour de ma mie (1865)

Un de moins (1865)

Le sainfoin (1866)

Javotte (1866)

Chanson d’avant-poste (1866)

Quatre-vingt-neuf (1866)

Les amours d’un grillon, (1866)

Catherine (1866)

Chante-malheur (1866)

Nous n’irons plus au bois (1866)

Chien d’temps (1866)

Mam’zelle Rose (1866)

La musette ensorcelée (1866)

O ma France (1867)

Sans la nommer (1867)

Ah ! le joli temps (1867)

Aimez-vous (1868)

Quand nos hommes sont au cabaret

Rage d’amour

Poésie et labour

Le chien du régiment

 

Marcel LEGAY

Le Bonheur (1865)

Souvenance (1865)

Dansons la Capucine (1866)

Monsieur Gros Bonnet (1867)

Chagrins d’amour (1868)

Les Volontaires (1873)

Les Traîne-misère (1874)

L’invasion (1874)

La vieille à la marmotte (1874)

La chanson du semeur (1876)

Mignon (1882)

 

RENARD

Folies de mai (1866)

Connais-tu l’amour (1866)

Le Temps des cerises (1966)

 

Armand RICHARD

Paysan ! Paysan (dédié à Tony Révillon)

 

 

Autres compositeurs

HENRION

La Marjolaine (1865)

Bonjour printemps (1869)

Pimperline et Pimperlin (1869)

Le diable (1878)

Fanchette

 

OLLIVIER

L’abstinence (1866)

 

V. PARIZOT

Mon pauvre petiot (1864)

La nourrice à Pierrot (1865)

Que de peine (1866)

 

Frédéric WACHS

En coupant les foins (1867)

 

Emile BOUILLON

La ronde du printemps (1866)

 

J. QUÉDANT

La fleuraison (1865)

 

Aristide MIGNARD

Au bois Joly (1865)

 

 

Chansons de Jean Baptiste CLÉMENT

LES SOURIS

A mon ami Grisel

Les souris

Ne sont pas bégueules.

Aux souris,

Gens de Paris,

Laisserez-vous manger les meules…

Dur est le temps, cher est le pain,

Les enfants gémissent la faim,

L’homme travaille comme un nègre

Et s’abreuve avec du vin aigre.

Cependant j’ai vu, mes enfants,

Bien des tonneaux pour les vendanges,

Beaucoup de gerbes dans les granges,

De grandes meules dans les champs.

Les souris

Ne sont pas bégueules…

Puisque le pain passe vingt sous,

Que nous avons des faims de loups,

Aux gros fermiers allons apprendre

Que nous ne voulons plus attendre.

Ho ! faites battre votre grain :

Quand tiraillé dans la poitrine,

Le peuple crie à la famine,

Il faut répondre par du pain !...

Les souris

Ne sont pas bégueules…

Les souris font joyeux repas

Et c’est nous qui ne mangerons pas…

Qui dit peuple, dit bonne bête !

Oui, mais parfois il a sa tête ;

Holà ! des blés ! ou, gros fermier,

Crains que la faim, donnant les fièvres,

Nous allions tous la mort aux lèvres,

Te l’arracher sans le payer !...

Les souris

Ne sont pas bégueules…

Souvenez-vous, accapareurs,

Que la famine a ses horreurs ;

Au peuple pris par les entrailles

Il faut de grandes funérailles !

Quand à sa faim on ne répond

Que par le glaive et l’insolence,

Plein d’une farouche éloquence,

Le peuple parle avec du plomb !...

Les souris

Ne sont pas bégueules…

Et le plomb ça rend bien méchant,

Le plomb ça fait couler du sang,

Ça met la furie à la bouche,

Ça détruit tout ce que ça touche !

C’est au plomb, formidable voix,

Qu’il faut qu’on cède ou qu’on réponde,

Et que les maîtres de ce monde

Se brûleront toujours les doigts !

Les souris

Ne sont pas bégueules…

Ho ! plus de meules dans les champs

Qui pourrissent au mauvais temps,

De greniers pleins jusqu’aux fenêtres,

Le blé n’a que la faim pour maîtres !

Allons, gens de mauvaise foi,

Faites que le pain diminue

Ou nous descendons dans la rue,

Dans la rue où le peuple est roi !...

Les souris

Ne sont pas bégueules…

Aux souris,

Gens de Paris,

Laisserez-vous manger les meules…

Les meules,

Aux riches épis ?

                                                                                                 Paris-Montmartre, 1867.

 

 

PAYSAN ! PAYSAN !

A Tony Révillon.

Paysan ! Paysan !

Pour tant de fatigue et de peine,

Que mets-tu dans ton bas de laine,

Bon an, mal an,

Au bout de l’an ?

Paysan ! aussitôt le jour,

La terre t’appelle au labour.

Sans geindre tu vas à l’ouvrage,

Que le temps soit mauvais ou beau.

Le soleil te brûle la peau,

Le froid te mord en plein visage.

Paysan ! Paysan !...

Paysan ! Toujours au travail,

Après les champs, c’est le bétail :

Vite il faut faire la litière,

Donner l’herbe et le picotin,

Gaver les porcs, brosser Martin,

Puis c’est les vaches qu’il faut traire…

Paysan ! Paysan !...

Paysan ! voici la moisson,

Coupe des blés et fenaison !

En automne c’est la vendange

Et de la besogne à pleins bras.

On mange mal, on ne dort pas.

Et tout l’hiver faut battre en grange.

Paysan ! Paysan !…

Paysan ! Es-tu bien certain,

Quand va venir la Saint-Martin,

De pourvoir aux frais de l’année ?...

N’as-tu pas peur qu’un Harpagon

Ne t’expulse de la maison

Où toute ta famille est née ?

Paysan ! Paysan !...

Paysan ! Tu n’es sûr de rien,

Les usuriers guettent ton bien ;

Il a grêlé, c’est mauvais signe !

Demain, vaches, chevaux, ânon,

Peuvent tous mourir du charbon…

Un insecte a rongé ta vigne !

Paysan ! Paysan !...

Paysan ! Tu baisses le dos

Sans espérance et sans repos,

Depuis janvier jusqu’en décembre ;

Et tout courbé sur tes genoux,

Sec comme une branche de houx,

Tu meurs perclus de chaque membre.

Paysan ! Paysan !...

Paysan ! un peu d’union :

La grande Révolution

A voulu que tu sois un homme.

Si l’on veut encore une fois

Te traiter comme au temps des rois,

Réveille-toi, Jacques Bonhomme !

Paysan ! Paysan !...

Paysan ! songe à l’avenir,

Le vieux monde est près de finir.

Si tous ceux qui piochent la terre

Donnaient la main aux artisans

Nous pourrions voir avant dix ans

La République égalitaire !

Paysan ! Paysan !

Pour tant de fatigue et de peine,

Que mets-tu dans ton bas de laine,

Bon an, mal an,

Au bout de l’an ?

                                                                                                                      Paris-Montmartre, 1867.

 

 

MUSE, CHANTONS LES OISEAUX ET LES FLEURS

AIR : Si le bon dieu faisait parler les fleurs

A M.L. Vieillot

Muse, quittons notre ville natale,

L’air qu’on respire y devient trop malsain ;

Ou, désormais, sans crier au scandale,

Faisons des vers qui rapportent du pain.

Mais gardons-nous d’une pensée amère,

Car je suis pauvre et je crains les censeurs.

Pour être en grâce auprès du ministère,

Muse, chantons les oiseaux et les fleurs.

Le ciel est sombre, on pressent la tempête ;

Les vents du nord menacent nos moissons.

Ne laissons pas notre lyre muette,

Le peuple est triste, il lui faut des chansons.

Au nom du peuple, ah ! déployons nos ailes !

Nos gais refrains on tari tant de peurs !

Pour le doter des chansons immortelles,

Muse, chantons les oiseaux et les fleurs.

Reprends ton vol, mais gardons-nous de dire

Comment en France on devient un héros :

Laissons hurler la Pologne martyre,

Souffrons la faim et soldons les impôts.

Et s’il est vrai que nous payons la danse,

Nos vieux soldats n’en sont pas moins vainqueurs

Pour célébrer les gloires de la France

Muse, chantons les oiseaux et les fleurs.

J’ai, dans le fiel où s’abreuve ma plume,

De la censure encouru les leçons :

Et ma Lison qui voit mon amertume

Veut elle-même y porter mes chansons.

Non, non, restez ! cela ne peut me plaire,

Vos grands yeux noirs séduiraient mes censeurs.

Moi, je vous aime et je bois dans mon verre :

Muse, chantons les oiseaux et les fleurs.

Je veux cacher mon nid sous le feuillage

Et le suspendre aux rameaux de l’espoir ;

Là, les oiseaux n’ont qu’un même langage ;

L’air est plus sain et le pain n’est pas noir.

J’y chanterai ta main blanche et coquette,

Ta lèvre rose et tes fraîches couleurs…

La liberté, c’est le pain du poète ;

Muse, chantons les oiseaux et les fleurs.

                                                                                                       Paris, août 1863.

 

 

        Voulant savoir pourquoi plusieurs de mes chansons étaient revenues de la censure avec un non en rouge qui équivalait presque pour elles à une condamnation à mort, je me rendis un jour au ministère.

        J’y fus reçu par un chef de bureau qui, après avoir écouté mes protestations avec une parfaite indifférence, me répondit que je ne devais m’en prendre qu’à moi. « Pourquoi traitez-vous, ajouta-t-il, des sujets qui, etc., etc… Il vous serait si facile cependant de faire de jolies choses en chantant les fleurs, les oiseaux, et que sais-je ? Vous nous rendrez bien cette justice que vous n’avez nullement à vous plaindre de la censure lorsque vous restez dans le cadre que je vous indique. »

        « − Eh bien, lui dis-je, je vais suivre votre conseil, je serai peut-être plus heureux. »

        A quelques jours de là, j’envoyais à la censure deux copies admirablement écrites de : Muses, chantons les oiseaux et les fleurs, et j’allais une huitaine après me renseigner sur son sort .

        Mais il paraît que ce n’était pas ainsi que mon Monsieur entendait qu’on chantât les oiseaux et les fleurs, car ma chanson me fut rendue avec un non en rouge bien plus grand encore que tous les autres.

        Cette chanson n’a pas été éditée.

 

 

LA MACHINE

Aux filles du peuple.

Je viens de m’éveiller

Et je suis déjà fatiguée.

Ce matin, la nature est gaie.

Mais il faut aller travailler,

Et douze heures, sans sourciller,

Le dos courbé sur la machine…

Oh ! que j’ai mal dans la poitrine !

Me voici dans mon coin,

Je manque d’air, j’y vois à peine.

Dire qu’il fait beau dans la plaine !

Ici, le soleil n’entre point.

J’en aurais portant bien besoin

Pour m’égayer à la machine…

Oh que j’ai mal dans la poitrine !

On sonne le dîner.

Je n’ai pas faim, je suis trop lasse.

Voilà deux ans que rien ne passe,

Et, j’aurai beau me tisanner,

Ça ne fera que couviner

A chaque tour de la machine…

Oh ! que j’ai mal dans la poitrine !

C’est beau d’avoir vingt ans

Quand on est bien folle et bien fraîche !

Moi, dans mon coin, je me dessèche.

J’avais des couleurs dans le temps,

Elles ont pris la clef des champs,

Elles n’aimaient pas la machine…

Oh ! que j’ai mal dans la poitrine !

Que doit-il advenir

De cette toux qui m’a meurtrie ?

Ah ! j’aimais pourtant bien la vie !

Minuit, je ne peux pas dormir,

Ou, si je dors, c’est pour gémir

Ou pour rêver de la machine…

Oh ! que j’ai mal dans la poitrine !

                                                                                                            Londres, 1874.

 

 

        Je dédie ces six couplets aux filles du peuple entassées pêle-mêle dans ces grands bagnes industriels où elles travaillent du matin au soir pour un salaire qui ne leur assure même pas le pain quotidien.

        Des milliers de pauvres filles succombent tous les ans à cette vie de galères.

        D’autres viennent prendre leur place sans s’inquiéter du sort qui leur est réservé.

        Et cependant il n’est plus besoin d’écrire en grosses lettres sur la porte de ces bagnes :

        ICI L’ON TUE !

        On le sait.

        Mais qu’importe ! Les haut sbarons de la féodalité industrielle et financière n’ont pas le temps de s’arrêter à ces petites misères. Il faut avant tout bâcler des affaires et amasser des millions.

        Quant aux forçats du travail, il leur reste l’hôpital, le trottoir ou la rivière.

        C’est à peu près le seul moyen qu’ils ont de rompre leur ban !

        Ah ! il est temps, ce me semble, que nous ayons un peu plus le sentiment de la famille et que le peuple comprenne qu’il ne doit plus faire de ses enfants de la chair à produire pour les capitalistes et de la chair à canon pour les politiciens !

 

LES TRAINE-MISERE

Dédiée à ceux à qui l’on dispute le pain, l’air, la vie… Tout enfin ce dont ont besoin des êtres humains et ce à quoi ils ont droit…

Dédiée à ceux qu’on exploite, qu’on affame, qu’on opprime, qu’on mitraille, qu’on garrotte, qu’on jette dans le prisons et dans les bagnes, quand ils revendiquent leur droit à l’existence.

Dédiée à ceux qui, après quarante et cinquante ans de travail, arrivent fourbus, désespérés et criblés de douleurs, à n’avoir pas même un morceau de pain sur la planche pour se reposer, ne fût-ce même que quelques jour.

Dédiée à ceux qui travaillent comme des bêtes de somme et qui ne vivent même pas aussi bien !

Dédiée à ceux qui piochent comme des sourds dans les sombres profondeurs de la terre, avec la perspective, en y descendant, d’y être ensevelis, ou, s’ils en sortent, de n’avoir pas à manger tout leur saoul !

Dédiée à tous ceux dont la résignation, l’intelligence, le courage, le travail, entretiennent une poignée de parasites !

Dédiée à tous les serfs des mines, des manufactures, des champs et de l’atelier, courbés arbitrairement sous le joug de la féodalité capitaliste et du salariat mais dont il leur serait cependant bien facile de s’affranchir !

Dédiée enfin à la grande famille ouvrière.

 

Les gens qui traînent la misère

Sont doux comme de vrais agneaux ;

Ils sont parqués sur cette terre

Et menés comme des troupeaux.

Et tout ça chante et tout ça danse

Pour se donner de l’espérance !

Pourtant les gens à pâle mine

Ont bon courage et bonnes dents,

Grand appétit, grande poitrine,

Mais rien à se mettre dedans.

Et tout ça jeûne et tout ça danse

Pour se venger de l’abstinence !

Pourtant ces pauvres traîne-guêtres

Sont nombreux comme les fourmis ;

Ils pourraient bien être les maîtres,

Et ce sont eux les plus soumis.

Et tout ça trime et tout ça danse

Pour s’engourdir dans l’indolence.

Ils n’ont même pas une pierre,

Pas un centime à protéger !

Ils n’ont pour eux que leur misère

Et leurs deux yeux pour en pleurer.

Et tout ça court et tout ça danse

Pour un beau jour sauver la France !

Du grand matin à la nuit noire

Ça travaille des quarante ans ;

A l’hôpital finit l’histoire

Et c’est au tour de leurs enfants.

Et tout ça souffre et tout ça danse

En attendant la providence !

En avant deux ! O vous qu’on nomme

Chair-à-canon et sac-à-vin,

Va-nu-pieds et bêtes de somme,

Traîne-misère et meurt-de-faim.

En avant deux et que tout danse

Pour équilibrer la balance.

                                                                                                    Londres, 1874.

                                                                                                                          Musique de Marcel Legay.

 

LIBERTE – EGALITE – FRATERNITE

A Blanqui.

Liberté,

Egalité,

Fraternité.

Lorsque nous sapons par ses bases

Votre édifice mal d’aplomb,

Vous nous répondez par du plomb

Ou vous nous alignez des phrases.

En attendant, cher est le pain,

Longs la misère et le chômage…

Hier en cherchant de l’ouvrage,

Un homme est mort de faim !

Liberté,

Egalité,

Fraternité.

Vous pouvez couvrir les murailles

De ces mots vides et pompeux :

Ils ne sont pour les malheureux

Que synonymes de mitrailles.

Nous connaissons le prix du pain

Et vos doctrines libérales…

Hier, sur un carreau des halles,

Une femme est morte de faim !

Liberté

Egalité,

Fraternité.

Pour qui s’en va l’estomac vide,

Ayant chez lui femme et marmots,

On peut traduire ces trois mots :

Chômage, Misère, Suicide.

Les mots ne donnent pas de pain,

Car nous voyons dans la grand’ ville

De vieux travailleurs sans asile

Et des enfants mourir de faim.

Liberté,

Egalité,

Fraternité.

Ces mots sont gravés dans la pierre

Sur les frontons des hôpitaux,

De la Morgue et des arsenaux

Et sur les murs du cimetière.

Avec le temps, il est certain

Que la bourgeoisie en délire

Finira bien par les inscrire

Sur le ventre des morts de faim.

Liberté,

Egalité,

Fraternité.

Hommes libres nous voulons être

Mais il nous faut l’Egalité.

Nous voulons la Fraternité,

Mais il ne faut « Ni Dieu ni Maître ».

Moins de phrases et plus de pain.

Et, surtout, moins de politique,

Car nous disons qu’en République

On ne doit pas mourir de faim.

                                                                                                                 Paris-Montmartre, 1884.

 

J’ai dédié cette chanson à Blanqui, la plus grande victime peut-être de ces trois mots, pour lesquels il a lutté toute sa vie avec un stoïcisme qui ne s’est jamais démenti.

Je l’estimais vivant, je le salue dans la tombe !

 

 

LE TEMPS DES CERISES

A la vaillante citoyenne Louise,

l’ambulancière de la rue Fontaine-au-roi,

le dimanche 28 mai 1871.

Quand nous en serons au temps des cerises,

Et gai rossignol et merle moqueur

Seront tous en fête.

Les belles auront la folie en tête

Et les amoureux du soleil au cœur.

Quand nous en serons au temps des cerises,

Sifflera bien mieux le merle moqueur.

Mais il est bien court le temps des cerises,

Où l’on s’en va deux cueillir en rêvant

Des pendants d’oreilles,

Cerises d’amour aux robes pareilles

Tombant sous la feuille en gouttes de sang,

Mais il est bien court le temps des cerises,

Pendants de corail qu’on cueille en rêvant.

Quand vous en serez au temps des cerises,

Si vous avez peur des chagrins d’amour

Evitez les belles.

Moi qui ne crains pas les peines cruelles,

Je ne vivrais pas sans souffrir un jour.

Quand vous en serez au temps des cerises,

Vous aurez aussi des chagrins d’amour.

J’aimerai toujours le temps des cerises :

C’est de ce temps-là que je garde au cœur

Une plaie ouverte,

Et dame Fortune ; en m’étant offerte,

Ne saurait jamais calmer ma douleur.

J’aimerai toujours le temps des cerises

Et le souvenir que je garde au cœur.

                                                                                                                              Paris-Montmartre, 1866.*

                                                                                                                   Musique de Renard

 

Parce que cette chanson a couru les rues, j’ai tenu à la dédier, à titre de souvenir et de sympathie, à une vaillante fille qui, elle aussi, a couru les rues à une époque où il fallait un grand dévouement et un fier courage !

Le fait suivant est de ceux qu’on n’oublie jamais :

Le dimanche 28 mai 1871, alors que tout Paris était au pouvoir de la réaction victorieuse, quelques hommes luttaient encore dans la rue Fontaine-au-Roi.

Il y avait là, mal retranchés derrière une barricade, une vingtaine de combattants, parmi lesquels se trouvaient les deux frères Ferré, le citoyen Gambon, des jeunes gens de dix-huit à vingt ans et des barbes grises qui avaient déjà échappé aux fusillades de 48 et aux massacres du coup d’Etat.

Entre onze heures et midi, nous vîmes venir à nous une jeune fille de vingt à vingt-deux ans qui tenait un panier à la main.

Nous lui demandâmes d’où elle venait, ce qu’elle venait faire et pourquoi elle s’exposait ainsi ?

Elle nous répondit avec la plus grande simplicité qu’elle était ambulancière et que la barricade de la rue Saint-Maur étant prise, elle venait voir si nous n’avions pas besoin de ses services.

Un vieux de 48, qui n’a pas survécu à 71, la prit par le cou et l’embrassa.

C’était en effet admirable de dévouement !

Malgré notre refus motivé de la garder avec nous, elle insista et ne voulut pas nous quitter.

Du reste, cinq minutes plus tard, elle nous était utile.

Deux de nos camarades tombaient frappés l’un, d’une balle dans l’épaule, l’autre au milieu du front..

J’en passe !!...

Quand nous décidâmes de nous retirer, s’il en était temps encore, il fallut supplier la vaillante fille pour qu’elle consentît à quitter la place.

Nous sûmes seulement qu’elle s’appelait Louise et qu’elle était ouvrière.

Naturellement, elle devait être avec les révoltés et les las-de-vivre.

Qu’est-elle devenue ?

A-t-elle été, avec tant d’autres, fusillée par les Versaillais ?...

N’était-ce pas à cette héroïne obscure que je devais dédier la chanson la plus populaire de toutes celles que contient ce volume ?

> N.B. Clément date Le Temps des Cerises de Montmartre alors qu’il habitait déjà Colombes (T. Rémy, p. 158)

 

L’ENFANT PAUVRE

Au citoyen Alphonse Fournier

Quelle horreur !

J’ai dédié cette chanson à un réprouvé, à un… disons le mot, à un forçat ! Au citoyen Fournier, condamné par la justice bourgeoise à huit ans de travaux forcés !

Je l’ai connu lors de la grève des tisseurs, qui éclata à Roanne en 1882.

Fournier, cependant, ne s’était pas fait remarquer parmi ceux qu’on appelait les violents. Lorsque la grève fut terminée, il chercha du travail et n’en trouva pas.

Se voyant repoussé de partout, ayant une famille à soutenir, sachant que M. Bréchard était le chef de la coalition patronale et, par contre, des affameurs, l’exaspération l’envahit : il s’arma d’un pistolet, tira sur M. Bréchard et le manqua.

Mais la justice bourgeoise ne manqua pas Fournier !

Il avait à peine vingt ans .

Il appartient à la grande foule des martyrs obscurs, des exploités et des affamés.

Notre mauvaise organisation sociale et l’égoïsme des possédants ont fait du citoyen Fournier, l’ouvrier honnête et laborieux, un révolté, un exaspéré, un forçat !

Mais nous n’en sommes plus à compter les crimes qui se commettent journellement au nom de ce qu’on est convenu d’appeler l’ordre.

Cependant, si leurs facultés cérébrales et digestives le leur permettent, que les heureux et les indifférents méditent un peu le dernier couplet de la chanson que je dédie à mon camarade, le forçat Alphonse Fournier.

 

Les mains dans ses poches percées

Et les coudes pareils,

Traînant des savates usées

D’où sortent ses orteils :

Sans lit, sans pain, sans sou, ni mailles,

Il longe les vieilles murailles,

Claquant des dents et l’œil vitreux…

… Ah ! vous ne savez pas, vous autres,

Qui n’êtes pas des nôtres,

Comme on a froid le ventre creux !

Il trotte, flairant une borne

Pour s’y croupetonner ;

Un coin où l’ombre d’un tricorne

N’ira pas le gêner…

Il va passer une nuit blanche,

Avec la Morgue sur la planche,

Seul gîte ouvert aux malheureux…

… Ah ! vous ne savez pas vous autres,

Qui n’êtes pas des nôtres,

Comme on a froid le ventre creux !

Mais n’a-t-il pas une famille ?

A quoi bon y penser :

On ne traîne pas la guenille,

Quand on peut s’en passer.

Et s’il s’en va, cherchant fortune,

Souper d’un maigre clair de lune,

C’est qu’on manque de tout chez eux…

… Ah ! vous ne savez pas, vous autres,

Qui n’êtes pas des nôtres,

Comme on a froid le ventre creux !

Et maintenant que l’on devine,

Chez les bien élevés,

Pourquoi le jour où la famine

Fait sauter les pavés,

Un enfant, la mine farouche,

Vient aussi brûler sa cartouche

En entonnant le chant des gueux !...

… Ah ! vous ne savez pas, vous autres,

Qui n’êtes pas des nôtres,

Comme on a froid le ventre creux !

                                                                                                 Londres, 1873.

 

LES GUEUX

AIR : Les Gueux, de Béranger.

Les gueux, les gueux

Sont des gens heureux :

Ils s’aiment entre eux,

Vive les gueux.

A mon ami Achille Delcourt

 

Les gueux, les gueux

Sont des malheureux :

S’ils s’aimaient entre eux,

Tout irait mieux.

On n’en est plus aux rengaines,

Aux refrains de l’ancien temps,

Car le sang bout dans nos veines

Et nous sommes mécontents !

Les gueux, les gueux

Sont des malheureux

S’ils s’aimaient entre eux,

Tout irait mieux.

Les gueux sont nombreux en France,

Mais ils ne comptent pour rien,

Car ils ont maigre pitance

Et les autres vivent bien.

Les gueux, les gueux

Sont des malheureux :

S’ils s’aimaient entre eux,

Tout irait mieux.

Las d’ensemencer la terre,

De fabriquer des outils,

Ils récoltent la misère

Et de bons coups de fusils.

Les gueux, les gueux

Sont des malheureux :

S’ils s’aimaient entre eux,

Tout irait mieux.

Ils fabriquent pour leur maître

Des habits et des souliers ;

Mais ils n’ont rien à se mettre,

Et leurs enfants vont nus pieds.

Les gueux, les gueux

Sont des malheureux :

S’ils s’aimaient entre eux,

Tout irait mieux.

Pour tous ces gueux à plat ventre,

L’amour même est hors saison,

Car lorsque la misère entre,

L’amour quitte la maison.

Les gueux, les gueux

Sont des malheureux :

S’ils s’aimaient entre eux,

Tout irait mieux.

On leur prône la patrie,

La gloire et la charité,

Pour qu’ils supportent la vie,

Le jeûne et la pauvreté.

Les gueux, les gueux

Sont des malheureux :

S’ils s’aimaient entre eux,

Tout irait mieux.

Pour bien finir leur carrière,

Lorsqu’ils sont vieux et fourbus,

Il leur reste la rivière

Ou la corde des pendus.

Les gueux, les gueux

Sont des malheureux :

S’ils s’aimaient entre eux,

Tout irait mieux.

Mais un beau jour la famine

Les chassera de leurs trous

Pour danser la capucine

Et faire comme les loups !

Les gueux, les gueux

Sont des malheureux :

S’ils s’aimaient entre eux,

Tout irait mieux.

                                                                                                        Paris-Montmartre, 1884.

 

 

Je rappellerai ici ce que je dis dans ma préface à propos de deux chansons de Béranger, qui eurent un immense succès : Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans et les Gueux.

Je soutiens que c’est faire de l’esprit aux dépens des souffrances du peuple que de lui dorer ainsi les misères qu’il endure.

Non, l’amour et la gaieté ne sont pas, comme il le dit, les hôtes habituels des mansardes et des greniers ; et, s’il est vrai qu’on peut bien manger sans nappe et que sur la paille on peut dormir, je crois qu’on ne mange pas plus mal sur une nappe et qu’on n’en dort pas moins dans un bon lit.

Et, si les gueux s’aimaient, comme l’a prétendu Béranger, ou comprenaient, ce qui vaudrait mieux, il est bien certain que tout irait mieux pour eux.