LITTERATURE PROLETARIENNE : A L'ORIGINE DE L'EXPRESSION

 

 

 

          Si Monde, la revue de Barbusse a, avec son enquête de 1928 sur la littérature prolétarienne,lancé le débat – et la polémique – jusqu' en 1935, elle n'en a pas pour autant inventé l'expression.

          Au XIXe siècle, si Michelet évoquait dans Le Peuple les "littérateurs ouvriers", on parlait surtout de littérature prolétaire ; l'expression s'appliquait surtout aux poètes ouvriers, tantôt loués (par Georges Sand(1), par exemple, avec le maçon Poncy), tantôt décriés, non sans arrière-pensées socio-politiques. C'est ainsi qu' Eugène Lerminier, dans un long article intitulé De la littérature ouvrière(2), estime que "les classes ouvrières courent risque à leur tour de connaître ces agitations maladives ["ambition et vanité littéraire"] qui portent le trouble dans l'âme et dans la vie". Et de s'en prendre successivement à Adolphe Boyer, suicidé, "téméraire et novice écrivain"(3), à Agricol Perdiguier, dont les références compagnonniques ont pour but de "créer un état dans l'état et d'investir la classe ouvrière du pouvoir législatif", ainsi qu'à La poésie sociale des ouvriers d' Olinde Rodrigues. . Fort heureusement (!), "la majorité de la classe ouvrière est saine et elle aime le travail". Et de conclure, voyant les enjeux socio-politiques : "Il n'y a pas plus à fonder une littérature prolétaire qu'une caste ouvrière dont l'organisation politique et les intérêts seraient hostiles à la bourgeoisie".

          Au XXe siècle, c'est en 1925 que le journal l'Humanité a fait appel à ses "lecteurs ouvriers et paysans pour qu'ils nous envoient des œuvres littéraires d'inspiration prolétarienne (courtes nouvelles, contes et récits, etc)", préfigurant le concours de 1932, curieusement co-patronné par André Breton, qui n'avait pourtant pas de mots assez durs pour fustiger cette littérature prolétarienne(4).Mais c'est le 16 novembre 1911 que l' Humanité annonce, pour le soir même, salle des Sociétés savantes "une conférence […] sur le thème : Les précurseurs de la littérature prolétarienne" avec cette problématique :"Pourquoi la littérature prolétarienne est possible ? Pourquoi elle viendra sûrement ? Les écrivains subjugués par l'idée prolétarienne. Les écrivains de l'origine prolétarienne ; Le prolétariat de Paris. Charles-Louis Philippe, sa biographie, l'évolution de son âme, ses œuvres. Lucien Jean." . On peut s'étonner de la curieuse syntaxe de ces phrases : c'est que la conférence a été donnée... en russe, par Anatole Lounatcharsky, pour le Groupe "En Avant" (Vperëd) du Parti social - démocrate russe. A Paris depuis 1911, Lounatcharsky a participé, en été, à "l'école de Longjumeau",créée par Lénine pour former des "cadres bolcheviks". Il était également présent à l'"Ecole de Capri"(1909) puis à l' Ecole de Bologne (1909-1911) avec son beau-frère Bogdanov, aux côtés de Maxime Gorki. Là sans doute se sont élaborés les concepts de culture (proletkult) et de littérature prolétariennes.. En tout cas, la conférence parisienne de Lounatcharsky envisage une littérature prolétarienne naissante et prometteuse et prend soin de signaler Charles-Louis Philippe et Lucien Jean comme précurseurs (des textes de ces deux auteurs sont donnés en russe, "dans la traduction du conférencier").

          "Cette littérature [prolétarienne] -écrivait Henry Poulaille(5)- ne vient pas de Russie". Sans doute; mais c'est quand-même un "Bolchevik", futur Commissaire du peuple à l'instruction, qui aura utilisé et précisé l'expression, à Paris, en ce 16 novembre 1911.

 

 

                                                                                                                               D.C. Pour l' A.P.L.O.

 

 

_____________

1 - Cf "dialogues familiers sur la poésie des prolétaires" in Revue indépendante, 1847

2 - Revue des deux mondes, octobre 1841

3 - De l'état des ouvriers, réédition Plein Chant, préface de Jean Prugnot

4 - Avaler des chapeaux ? Manger ses couleuvres ? Comment dit-on en image surréaliste ?

5 - Nouvel Age littéraire, Grasset, 1930 ; réédition Plein Chant, 1986