hemday1

 

     HEM  DAY

 

 

       Marcel Dieu, dit Hem Day, est né le 30 mai 1902, à Houdeng-Goegnies, petite cité wallonne du Pays Noir.

       Nous avons fait connaissance, en 1928, au cours d'un repas gras de Vendredi Saint, organisé par la Libre Pensée de Bruxelles, dont j'étais le secrétaire.

       J'étais alors néophyte en anarchisme, très attiré par la personnalité de Francisco Ascaso, que j'avais rencontré par hasard et qui eut sur moi, au départ, une grande influence.

       Hem Day, alors secrétaire du Comité International de Défense Anarchiste, se trouvait être mon voisin de table. Nous parlâmes d'Ascaso et nous sympathisâmes.

       Outre que je fus subjugué par son extraordinaire appétit, qui n'avait de comparable que sa soif, séduit par le côté authentique et rabelaisien du personnage, je devins son ami. Son "désaltère ego", en quelque sorte...

       Hem Day venait de se séparer de sa femme. Celle-ci prisait peu son noctambulisme et se plaignait de ses rentrées tardives. Une nuit, où il rentrait plus tard encore que d'habitude, le bon et gros Hem Day rapporta un bon et gros gâteau, dans l'espoir de se faire pardonner. Dans l'obscurité,connaissant bien les aîtres, il crut poser le gâteau sur la table et fut fort surpris de l'ouïr choir sur le sol avec un bruit mat. intrigué, il alluma la lumière et constata qu'il n'y avait plus de table. Madame Dieu était partie. Avec les meubles. Pour la punir, Hem Day mangea tout le gâteau.

       Ce n'est pas un incident aussi anodin que ce déménagement à la cloche de bois qui pouvait altérer les rapports affectueux qui existaient entre les époux. Mais tant qu'à vivre séparément, autant divorcer. Facile à dire... Hem Day, qui n'avait rien à reprocher à sa légitime et l'aimait bien, n'y parvenait pas. Parce qu'il avait des principes.

       Il avait dit au juge - Je voudrais divorcer. - Vous ne vous entendez pas avec votre femme ? avait demandé le magistrat. -   Mais si, avait répondu HemDay, nous nous entendons très bien. - Que lui reprochez-vous ? - Rien. -Alors pourquoi voulez-vous divorcer ? - Ça ne vous regarde pas. Quand nous nous sommes mariés, on ne nous pas demandé pourquoi nous voulions nous marier. - Je regrette, mais pour divorcer il faut un motif. - Je ne peux tout de même pas en inventer un pour vous faire plaisir!

       Et Hem Day partit furieux en claquant la porte.

       Marcel Dieu tenait alors boutique de bouquiniste rue Montagne de la Cour, au flanc du Mont des Arts, dans une vieille maison qu'il louait en totalité, la boutique en étant la seule entrée.

       L'américanisation urbaine de Bruxelles n'avait pas encore saccagé le quartier et perdu son âme. ll y faisait bon vivre, dans un site plaisant verdoyant et paisible.

       La Belgique était à l'époque le refuge des proscrits politiques d'extrême-gauche, italiens et espagnols surtout (parmi eux Ascaso et Durruti) et aussi des déserteurs et insoumis français (rester sourd à l'appel sous les drapeaux n'est pas surdité mais insoumission).

       La boutique de Marcel Dieu, son arrière-boutique et le reste de la maison étaient le centre de ralliement de réfugiés de tous acabits, en visite, de passage, ou y logeant.

       ll y avait là des individualistes anarchistes, des socialistes libertaires, des anarcho-syndicalistes, quelques trotskistes, des pacifistes inconditionnels, des terroristes et des non-violents, des révolutionnaires et des révoltés, des chrétiens libres, des athées et des agnostiques, des illégalistes (tenant officine de faux papiers d'identité), des nudistes in door (on rencontrait des garçons et des filles à poil sur un palier ou dans l'escalier), des espérantistes, des communautaires, des végétariens, des virtuoses de la cambriole, des anti-tabagistes, des farfelus, des amours libristes et des farceurs.

       Tous aimaient la palabre et il régnait dans ce milieu un total esprit de solidarité, une grande camaraderie et une large tolérance. Liberté, illégalité, fraternité.

       Il n'a manqué à cette bohème insouciante, pittoresque et libre, qu'un Henri Murger à la sauce libertaire pour la décrire. Il eut pondu un chef-d'œuvre.

       La boutique ouvrait à des heures fantaisistes et irrégulières. Quand Marcel n'avait pas envie de l'ouvrir, il ne l'ouvrait pas.

       Marcel servait les clients qui lui plaisaient. ll ignorait ceux dont la tête ne lui revenait pas. D'autres s'enfuyaient effrayés par la mine patibulaire des habitués en pleine discussion dans le magasin.

       Malgré tout cela, curieusement la boutique, sans prospérer, rapportait, Marcel achetant très bon marché et revendant très cher.

       Quand Marcel rentrait tard la nuit, il arrivait qu'il trouve dans son lit deux ou trois occupants qui ne savaient pas où loger. Alors, s'il avait envie de dormir, il allait coucher ailleurs.

       De ma vie, je n'ai connu un milieu où régnaient moins de contraintes.

       J'ai assisté à l'initiation de Marcel Dieu, en 1932, à la Loge Vérité n°852 du Droit Humain à Bruxelles, Atelier auquel il appartenait toujours à sa mort.

       Le Frère Dieu s'est volontairement cantonné dans la maçonnerie bleue.

       En 1933, Hem Day et moi furent les premiers objecteurs de conscience qui soient à la fois anarchistes et francs-maçons (Gérard Leretour avait été objecteur avant de devenir maçon).

       Nous avions renvoyé nos livrets militaires au ministre de la Défense Nationale en lui signifiant de n'avoir pas à compter sur nous pour la prochaine der des der.

       Arrêté sur la voie publique, Hem Day fut incarcéré à la prison de Forest. Je me constituai prisonnier et l'y rejoignis.

       Nous comparûmes devant le Conseil de guerre de Bruxelles le 19 juillet.

       Nous avions trois avocats. Le premier, Maître Paul-Henri Spaak, du barreau de Bruxelles, chef de l'extrême-gauche du Parti ouvrier belge, était alors socialiste révolutionnaire, termes accouplés qui furent longtemps un pléonasme avant de devenir un paradoxe. ll devait virer de bord à la première offre de portefeuille ministériel, et finir, après avoir été président du Conseil, secrétaire général de l'OTAN.

       Le second, Maître Maurice Beublet du barreau de Bruxelles, était communiste. ll devait démissionner du parti en 1939, lors du pacte germano-soviétique. ll est mort dans la Résistance, fusillé le 28 juillet 1943 (ilappartenait au fameux réseau l'orchestre Rouge).

       Le troisième, le Très Respectable Frère Charles Morris, du barreau de Liège, était Grand Maître de la Fédération belge du Droit Humain.

       Parmi les témoins de la défense, le philosophe anarchiste Han Ryner, Henri Guilbeaux, arrêté à l'audience et expulsé, Isabelle Blume, épouse du Frère David Blume et secrétaire des Femmes Socialistes, les écrivains Henri Barbusse, Georges Duhamel, Victor Marguerite, le Frère Émile Vandervelde, ministre d'État, le professeur Lecat de l'Université catholique de Louvain, le Frère Jules Rivet du Canard enchaîné, le député socialiste Chalmet, le professeur Barbedette, Alfons Jacobs, président des Anciens Combattants Flamands.

       Hem Day proclama d'entrée : Je suis ici, non en accusé, mais en accusateur!

       Et d'engueuler le gouvernement, l'armée, la justice. À la grande joie du public, je fis un numéro de mise en boîte du tribunal qui me valut de flatteurs commentaires dans la presse.

       La Patrie Humaine me qualifiait de petit-fils d'Aristophane et de Gavroche anarchiste. Les journalistes d'ailleurs se débridèrent. Les uns clamant leur patriotique indignation, les autres nous encensant à l'envi (Gérard de Lacaze-Duthiers écrivit froidement : Ils sont un moment de la conscience humaine et demain les nations réconciliées prononceront leurs noms avec respect et leur elèveront des statues).

       Je fus condamné à dix-huit mois de prison et Marcel Dieu (en attendant qu'on prononce le nom de Dieu avec respect), comme récidiviste, à deux ans (quarante ans après ces événements, interviewé à la Télévision belge sur l'Anarchie, on m'a présenté comme un précurseur, l'objection de conscience étant maintenant reconnue, car si on ne nous a pas élevé de statues, on nous a dotés de statuts).

       Déniant tout droit et toute compétence à la justice militaire pour apprécier des raisons de conscience antimilitariste (les chasseurs ne sont pas qualifiés pour juger le gibier), nous nous refusâmes à interjeter appel.

       L'accusation, estimant les peines trop lourdes et allant en appel, nous refusâmes de comparaître devant la Cour militaire et interdîmes à nos avocats d'y plaider. Et nous décidâmes de faire la grève de la faim jusqu'à notre libération sans aucune condition.

       S'ensuivirent campagnes de presse (Le Rouge et le Noir en tête, avec Pierre Fontaine et Mil Zankin), meetings, manifestations, interpellations à la Chambre, protestations internationales.

       ll fut question de nous changer de prison. On put lire à ce propos, dans le Canard enchaîné du 26 juillet : M. Devèze, ministre de la Défense nationale, appartient au Grand Orient de Belgique. Les deux condamnés sont également francs-maçons. Tous trois on juré de servir et de propager parmi les hommes les idées de liberté, de tolérance et de fraternité. Tous les trois.

       En bonne arithmétique, ça fait un parjure. À l'heure où paraissent ces lignes, Marcel Dieu et Léo Campion sont sur le point d'être transférés à la prison de Saint-Gilles où leur T.C.F. Devèze va faire veiller sur eux avec sollicitude.

       À vrai dire, nous avions sans doute fort agacé le Frère Devèze. Mais personne ne l'avait obligé à accepter le portefeuille de la Défense nationale.

       Le 3 août cédant devant l'agitation croissante, le Conseil des ministres décida de notre libération inconditionnelle. En compensation, Marcel Dieu et moi étions chassés de l'armée (ce qui est tout à l'honneur de la logique militaire) et privés de nos droits civils et politiques (ce qui n'eut aucune influence sur notre métabolisme basal).

     Une anecdote qui ne manque pas de piquant.

       Alors que nous faisions la grève de la faim (jeûne que nous nous efforçâmes opiniâtrement de rattraper par la suite lorsque furent pantagruéliques les occasions), on nous transféra, en raison de notre affaiblissement, dans des cellules d'infirmerie.

       Un jeune médecin des services pénitentiaires, tout zèle dehors, exprima le désir de visiter ces grévistes de la faim dont on parlait tant dans la presse.

       Hem Day fut le premier visité, sa cellule se trouvant située au début du couloir.

       ll importe de préciser que le poids normal du gros Marcel était de 120 kilos.

       La grève de la faim lui en avait fait perdre une vingtaine, mais de là à ressembler à un Gandhi squelettique, il y avait une marge. Tomber de 60kilos à 40 change beaucoup l'aspect d'un homme, mais, qui pesait 120 kilos et en pèse encore 100 reste très présentable.

       Aussi le morticole qui escomptait un jeûneur ascétique trouva-t-il au prisonnier meilleur mine que prévu.

       ll eut le tort d'exprimer sa déception. Lors, superbe d'indignation, le doux Hem Day, brandissant le lourd siège de sa geôle, eut cette apostrophe digne de l'Antique : Si vous mettez en doute ma faiblesse, je vous fous ce tabouret à travers la gueule !.. Sortez, monsieur !..

       Disciple d'Han Ryner, Hem Day eut pour amis Émile Armand et Sébastien Faure.

       En 1937, son séjour en Espagne le convainquit de l'inutilité de la violence

dans la révolution.

       En 1945, membre du Conseil de l'lnternationale des Résistants à la guerre, il le représenta aux Indes, en Jordanie et en Israël.

       Personnalité du monde libertaire, celui que War Van Ovérstraeten avait surnommé le Bouddha de l'Anarchie avait réuni une des plus importantes documentations existant sur l'anarchisme. À sa mort, sa bibliothèque personnelle et ses innombrables et précieuses archives ont été léguées à la Bibliothèque Royale de Bruxelles, équivalent belge de la Bibliothèque Nationale de Paris.

       Ce fut là l'œuvre de sa vie, avec l'édition des cahiers de Pensée et Action, qu'il publia durant des décades. C'est qu'Hem Day savait joindre la pensée et l'action, lui qui fut de toutes les campagnes généreuses, de tous les combats où l'homme et la liberté de l'homme étaient en jeu. Lui, qui, à longueur d'existence, accueillit les proscrits, les hébergea, leur donna de l'argent, sans leur demander ni d'où ils venaient ni qui ils étaient, seul lui importait qu'ils soient traqués.

       Marcel Dieu était un grand sincère. Et ce fut un homme très bon. Le bon Dieu.

       ll est mort le 14 août 1969 à Evere. lncinéré au crématorium d'Uccle, il eut des funérailles maçonniques

     Quelques témoignages

       Avec un total désintéressement, Hem Day a tenté de rénover la société à partir de l'homme et en commençant, par lui-même, en payant de sa personne et en conformant strictement son genre de vie à son idéal. Cette attitude maintenue avec rigidité tout au long de sa vie est assez exceptionnelle et assez belle pour être proposée en exemple.

Frère Pierre Vermeylen, ministre de l'Éducation nationale.

       Les jeunes contestataires ont perdu un pionnier.

Christiane Leperre.

       C'est parce qu'il connaissait la règle absolue que les maçons s'imposent derespecter l'autonomie de toute conscience qu'il acceptait d'être parmi nous.

       C'était aussi par besoin d'amitié. Marcel avait voué sa vie à l'amitié et il la manifestait sans arrière-pensée à ceux qui ne faisaient pas de la réalité sociale et politique la même analyse que lui, pourvu qu'ils fussent sincères.

Sœur Marthe Vandemeulebroeke.

       Ma première dette vis-à-vis du libre-exaministe qu'était Marcel, c'est de lui être définitivement reconnaissant d'avoir contribué à ce que je rompe avec le catholicisme institutionnel, clérical, conservateur et patriotard, sans que jamais Marcel mette en cause ma fidélité à l'évangile de Jésus-Christ, qu'il plaçait au même titre que les divers courants humanistes et libérateurs. C'est lui, le penseur anarchiste, qui m'a fait redécouvrir dans le christianisme les traditions de non-violence et d'antimilitarisme.

Jean Van Lierde.

       Il me souvient d'un meeting organisé en 1944 contre les inciviques, où dans une salle survoltée surexcitée de paroxysme patriotique jusqu'à l'hystérie, qui demandait a grands cris la mort de tous les collaborateurs, Hem Day, calme et tranquille, proclamait qu'il était contre toutes les peines de mort et surtout contre celles infligées à des gens qui avaient le malheur de ne pas penser comme les vainqueurs. ll fallait non seulement beaucoup de courage physique a l'homme, mais encore beaucoup de courage moral et d'indépendance d'esprit à l'anarchiste pour prendre une telle position.

LouisBonfanti.

       C'était un homme. ll savait dire non.

Serge Creuz.

       Son égalité d'humeur, sa tranquillité d'âme étaient étonnantes.

Docteur JeanCordier.

       Il avait une prédilection toute particulière pour la table et les bons vins. Je me souviens qu'à son cinquantenaire que nous fétâmes en 1952, a Bruxelles,nous restâmes trois jours et trois nuits à table.

Frère Bernard Salmon.

      Hem Day était un homme de la Renaissance, égaré parmi nous.

MauriceJoyeux.

       Marcel Dieu fut pour moi un ami incomparable. Nous avons été liés plus de quarante années et notre affection ne s'est jamais démentie. Nous avons cohabité longtemps, nous avions la même philosophie, la même idéologie, nous appréciions les mêmes joies terrestres, nous avons été en prison ensemble, nous avons fait la grève de la faim ensemble, et jamais, aucours de cette longue période, jamais nous n'avons eu la moindre divergence, le moindre désaccord. ll fut vraiment mon Frère.

       Hem Day fut trop bon vivant pour terminer ce chapitre sur une note mélancolique. Toujours après une batterie de deuil se tire une batterie d'allégresse. Aussi dirai-je quelques mots de la Confrérie des Chevaliers du Taste-Fesses, dont Marcel Dieu fut un des fleurons. ll y côtoyait des enfants de la Veuve et des libertaires libertins, un peu comme si la main de l'Anarchie palpait une fesse et la main de la Maçonnerie l'autre...

       Citer quelques dignitaires permettra d'en juger. Je suis le Grand Maître de la Confrérie du Taste-Fesses ! Bernard Salmon, anarchiste et franc-maçon, en est le Grand Chancelier. Figurent parmi les Membres Fondateurs le dessinateur Henri Monier, anarchiste, le préfet Armand Ziwès, franc-maçon, Boris Vian qui chanta Le déserteur, Henri Chassin, Michel Herbert, Germain Delatousche, déjà cités, ma compagne Jeanno, Chef-fesse du Protocole. Nos Ambassadeurs aux Pays-Bas, en Autriche, en Afrique noire, sont maçons. Le Légat de la Fesse en Provence est anarchiste et franc-maçon. Le Très Puissant Souverain Légat de la Fesse en Languedoc n'est autre que le Grand Commandeur du Grand Collège des Rites.

       Marcel Dieu, lui, était notre Gros Échanson. Et lors de nos réunions, il remplissait son sacerdoce bachique et nos verres, tout en exprimant sa dilection pour la bonne chère et la bonne chair.

       Ad majorem Culi gloriam !

 

 

                                                                                                                                                                  Léo Campion