JEAN  MECKERT, BIOGRAPHIE, par D. Cottel

 

          L'A.P.L.O. Publie ici une fort intéressante biographie de Jean Meckert. Une de plus, direz-vous, tant le personnage a déjà fait couler d'encre. Eh bien non, cette biographie, de notre collaborateur et ami D. Cottel, étayée par une riche et imposante documentation qui lui confère un sérieux indéniable, risque fort de faire causer dans les chaumières, bousculant quelque peu les idées reçues, et les dires pris pour argent comptant. L'auteur entend bien, ici, reprendre à César ce qui ne lui appartient pas. Nos lecteurs jugeront.


JEAN MECKERT : COMME UN "INCO HERENT" ?

                                                                                                                                                                                                                                                                    Scipion, on a encore fait l’anarchiste !

                                                                                                                                                                                                            Albert Camus, Caligula

 

              UNE HISTOIRE FAMILIALE REVISITEE

 

             « Des biographies de Jean Meckert/Amila existent écrivait la revue 813 , rédigées de son vivant, rédigées grâce aux informations données par l'auteur lui-même »(1). Là est bien le problème : c'est ainsi que s'est développé, entre autres, le mythe du père « fusillé pour l'exemple » en 1917, mythe développé par Meckert lui-même, repris sans vérification aussi bien par l'Encyclopedia Universalis que par Thierry Maricourt : « Ce père est l'un des nombreux fusillés pour l'exemple »(2), et par bien d'autres. Et qui a finalement révélé que le père n'avait pas été fusillé ? Jean Meckert lui-même ; d'abord dans une interview du Monde Libertaire : « Mon père était un anarchiste, il a déserté en 14-18 »(3), puis dans Comme un écho errant  où sa sœur lui apprend : « J'ai un extrait de son acte de décès. Il n'est pas mort en 17, mais quarante ans plus tard, à Marseille. »(4) Information confirmée par la lecture dudit extrait : « Il était tombé par hasard sur un Extrait des Registres des Actes de l'Etat-Civil déposés aux archives de la mairie de Marseille […] Il était donc effectivement mort en février 1959 »(5). Ce serait donc sur le tard que Meckert aurait appris la vérité sur son père ; sa bonne foi est sauve. Sauf que...

            Sauf que ni l'Etat-civil, ni les archives militaires, pas plus que les recensements de population ne sont d'accord. Auguste Meckert est décédé en 1961, non en 1959, non pas à Marseille mais à Paris. Il habitait, depuis au moins 1923, date de son divorce, rue Vincent, c'est à dire à deux pas du domicile de Jean Meckert et de sa mère(6). Et cela, Jean Meckert ne pouvait l'ignorer; que dit en effet son acte de mariage ? Qu'il est « fils de Auguste François Meckert, photographe, et de Justine Jeanne-Marie Duret, sans profession, époux domiciliés à Paris […] ». Nulle mention du décès du père (pas plus d'ailleurs que du divorce, prononcé pourtant en octobre 1923 et manifestement occulté par la famille) ;

            Quant à Auguste Meckert, ce « presque » fusillé pour l'exemple, cet anarchiste déserteur, qu'en est-il ? Successivement brigadier, maréchal des logis, maréchal des logis-chef, il finira, en octobre 1918 … avec le grade d'adjudant ! Singulier libertaire... Le fait a pourtant été signalé dans plusieurs ouvrages : « Son père était adjudant », lit-on dans La Lucarne, ou encore, dans le Boucher des Hurlus, avec un décalage du père à l'oncle : « ton oncle Charles qui ne se sent plus pisser parce qu'on l'avait nommé juteux. La guerre lui a monté à la tête, lui aussi, mais dans un autre genre. […] Aux yeux de tout le monde, il me cocufie avec une salope qui touche une pension de veuve de guerre. »(7)

           Ajoutons l'avis du grand-père sur Verdun : De Mr Jean Meckert, 31 rue Saint-Denis[à Noisy le Sec] : « Je suis d'avis de donner à la rue de la Forge le nom d'avenue de Verdun pour rendre hommage à cette glorieuse ville »(8) et nous serons fixés sur la tradition libertaire de la famille Meckert. Sans oublier la nouvelle Chez les anarchistes(9), lourdement caricaturale, où les anarchistes se nomment « camarades » et non « compagnons », où le narrateur ne s'étonne pas de voir à la tribune « un dur, un trotskiste » (que fait-il là ? Mystère). Plus nauséeux encore, l'évocation d'un « prophète à faciès centreuropéen, aux gestes onctueux, à l'accent prononcé […] : Refousez au monde pourchois lé frouit dé tes entrailles ». « Je ne sais pas si je suis anarchiste, répétait complaisamment Meckert au Monde libertaire, mais j'en ai les idées. » Voire...

            Ainsi, toute la critique sur Meckert est basée sur ses affirmations, sans aucune vérification. A ce compte, qu'en est-il de son passage à l'asile Lambrechts ? Une institution protestante se comprend le père, l'oncle et la tante de Meckert ont reçu un baptême protestant mais pourquoi parler d'un orphelinat, alors que précisément, Meckert n'était pas orphelin ? S'il est vrai que le père a quitté le domicile conjugal « un jour de février 1920 »(10) et que la mère a été internée, comment celle-ci a-t-elle pu regagner son domicile de la rue de Belleville ? Qui aurait assumé le loyer ?

           Quant aux conséquences de l'agression (mais y-a-t-il eu agression?) de 1975 (amnésie, épilepsie), censée avoir été exercée en représailles à la parution de La vierge et le taureau (quatre ans après la sortie du livre, dont Meckert disait « il n'a eu aucun succès »), là aussi, les avis sont partagés :  « Ses notes et sa correspondance nous autorisent à penser que, jusqu'en juillet 1974, Meckert était en bonne santé »(11) pour les uns, « Meckert date de septembre 1972 les premiers signes de son amnésie »(12). Meckert n'a pas hésité ensuite à lier cette agression à la disparition du titre , mais :  « Contrairement à ce que déclarera l'auteur entre 1984 et 1987, le roman n'a donc pas été retiré des librairies dix à quinze jours après sa sortie, ni le stock racheté par des inconnus, ni enfin Sven Nielsen [directeur des Presses de la Cité] menacé d'expulsion. »(13)

 

JEAN MECKERT , ECRIVAIN PROLETARIEN ?

 

            Meckert est souvent qualifié de « populiste », plus rarement de « prolétarien »; pour contourner le problème, un critique évoque un écrivain qui « dépasse les tentatives de classification, pour s'affranchir des étiquettes telles que populiste, prolétarienne ou même libertaire ».(14). C'est plus commode...

          Qu'en pensait Meckert ? Ceci : « D'ailleurs, j'y croyais pas beaucoup, au populisme »(15) Ou encore : « prolétarien », sous-catégorie littéraire totalement créée par des pédants intellectuels pour ne pas avoir à mélanger torchons et serviettes »(16). Meckert ne croyait donc ni au populisme, ni à la littérature prolétarienne ; Ce n'est d'ailleurs pas à Poulaille qu'il s'adresse avant-guerre, mais à Georges Duhamel, à qui il expose sa fumeuse théorie d'une « armée de la paix ». Et pourtant, des critiques se sont ingéniés à lui fournir des quartiers de roture littéraire, comme autrefois on recherchait des quartiers de noblesse ; d'où, par exemple, le patronage quasi obligé de Michel Ragon : « Michel Ragon qui ne s'y trompe pas dans son incontournable Histoire de la littérature prolétarienne de langue française (Albin Michel, 1986) en qualifiant l'ouvrage [Les Coups] de livre admirable. »(17) Mais Ragon concluait ; « Jean Meckert n'a plus écrit de roman prolétarien depuis de nombreuses années ». Il précisera d'ailleurs en 1991 : « Si j'y revenais, je transformerais encore ce livre, n'y mettant plus que des écrivains typiquement prolétariens, c'est à dire uniquement ceux qui travaillent à l'usine, à la terre, qui portent témoignage de leur travail, de leur condition sociale, et qui ne sont pas devenus des intellectuels professionnels »(18) Comme quoi on ne peut pas trop s'appuyer sur Michel Ragon...

           « Jean Meckert est un ouvrier, un vrai », feint de s'extasier la N.R.F. de Drieu la Rochelle, pour annoncer la sortie du roman Les Coups(19). Mais en 1941, Meckert n'était plus ouvrier, mais employé de mairie ; amélioration de sa condition ? « Je suis resté neuf mois à la mairie du XXe arrondissement ; J'ai perdu quatorze kilos en neuf mois, j'étais en train de crever »(20). Mais dans sa lente agonie, Meckert a quand-même trouvé les ressources pour dactylographier son manuscrit !

Parlant du roman Les Coups, il donne une explication confuse : « C'était l'histoire d'un garçon qui, euh...C'était l'histoire d'un ouvrier, donc, que je connaissais très bien et qui avait pris conscience... Voilà de quoi, moi, j'ai pris conscience, c'est que, la plupart du temps, j'avais autour de moi... J'avais épousé une première femme […] qui était culturellement très supérieure à ce que j'étais moi »(21), suggérant donc une part auto-biographique dans le roman. Mais son acte de mariage le désigne comme « comptable », ainsi que sa femme ; entre un comptable et une comptable, les « différences de classe qui les minent »(22) ne sont pas à ce point abyssales. Quant à la réception du roman, Gide, souvent cité comme caution littéraire, concluait dans son article : « Alors de guerre lasse, il la bat[...] Une sorte de Pygmalion. »(23). « Qu'importe, au fond, que Félix batte un peu [!] sa femme [...] »(24) questionne la N.R.F., tandis que le journal de Doriot conclut : « Elle [Paulette] a peut-être empoisonné son premier mari. Félix la battra et le plus féministe des lecteurs conviendra qu'il ne manque pas de patience »(25). Quant à Comœdia, le chroniqueur estimera que Félix « incarne la bonne santé triomphant de la dégénérescence et du goût du poison »(26) La Collaboration y trouve son compte, même si Meckert ne l'a pas souhaité...

           Quant aux autres romans de la « Blanche », l'on trouve un employé qui se révolte puis rentre dans le rang, côtoyant des personnages aux patronymes éloignés de la symbolique balzacienne : Pébroque, Mme Conardot, Mr Bidon, Mme Laputte, Mr Soucoupe, Mr Dubonnard (L'homme au marteau) ; un jeune ouvrier qui brutalise et tue sa maîtresse d'un soir (la Ville de plomb), un chômeur que sa femme tente de faire tomber dans le vide à coup de balai, alors qu'il débouche une évacuation (La Lucarne), d'anciens Résistants qui continuent la chasse aux Collabos après la Libération (Nous avons les mains rouges), un jeune moniteur qui camoufle un assassinat en accident (Je suis un monstre). Quoi de commun avec la littérature prolétarienne ?

           En 2013, Pierre Gauyat a publié un  Jean Meckert, dit Jean Amila, sous-titré du roman prolétarien au roman noir contemporain (27) Cet ouvrage est la reprise d'une thèse dont le résumé commence ainsi :  « Jean Meckert a commencé sa carrière littéraire en écrivant des romans de type populiste comme Les Coups ». Belle promotion : de « populiste » Meckert accède au rang de « prolétarien », sans doute plus « porteur »...

            Toujours est-il que Pierre Gauyat, après avoir repris la traditionnelle opposition entre populistes et prolétariens, semble à plaisir mélanger ces deux notions, selon les circonstances :  « Le Prix populiste a été relancé en 2004 et [...]de nombreux auteurs […] abordent des thèmes que n'auraient pas renié les amis de Poulaille ». Encore en 1975, Poulaille évoquait « ces gens de lettres qui ne désiraient que désagréger notre groupe [les écrivains prolétariens] et créèrent le Prix populiste pour cela »(28). (Le premier Prix populiste a été décerné en 1931 à Eugène Dabit qui se désolidarisera rapidement des écrivains prolétariens pour rejoindre l'A.E.A.R.)

           Evoquant la Ville de plomb, Pierre Gauyat effectue un rapprochement entre le récit rédigé par l'un des personnages avec « un roman prolétarien des plus déconcertants, Je brûle Paris, paru en feuilleton dans le quotidien communiste l'Humanité en 1928 sous la plume d'un immigré juif polonais, militant communiste, Bruno Jasienski, qui sera exécuté à Moscou durant les purges staliniennes. » Moyen indirect de greffer à nouveau Meckert à la littérature prolétarienne. Mais c'est oublier - ou méconnaître - que Jasienski, avant d'être une victime de Staline en a été le complice et qu'il est l'auteur d'un article Feu sur les amis dénonçant entre autres « les agences littéraires du social-fascisme comme Nouvel Age [Revue de Poulaille] »(29) Quant au groupe pacifiste évoqué dans La Lucarne, Pierre Gauyat n'hésite pas à l'assimiler au Musée du Soir d'Henry Poulaille et ses amis, au prétexte que le local se trouve « dans une rue du côté de Montparnasse(30)... »

           « Jean Meckert a été l'un des derniers à écrire des romans populistes et prolétariens et il a arrêté lorsqu'il s'est aperçu qu'il s'agissait d'une impasse littéraire […] ; » En clair, ses ouvrages ne se vendent pas. D'où le recours à « de nombreux travaux d'écriture mercenaire » comme l'écrit pudiquement Didier Daeninckx, par exemple le rôle de « prête-plume » d' André Claveau pour une revue féminine : « J'inventais des confidences de femmes, qui étaient signées d'un chanteur à la mode […] André Claveau signait mes trucs. Je crois qu'il ne les lisait même pas, d'ailleurs »(31). D'où également le passage à la Série noire. Il ne nous appartient pas de discuter des mérites de Meckert dans ce domaine, ni de son rôle de précurseur du « neo-polar ». Notons simplement les contraintes liées au genre en citant cet extrait de lettre de Marcel Duhamel, à propos du manuscrit de Motus : « La Série noire ne peut pas se permettre, étant donné la diversité et le nombre de ses lecteurs, de prendre position dans un conflit international. Ne vous serait-il pas possible de reprendre une fois de plus [...] votre manuscrit […] ? » En clair, remplacer l'armée américaine par une bande de gangsters et « changer les quelques répliques et commentaires qui désignent trop directement les communistes ? » (32)Meckert lui-même se considère comme : « racontant des histoires à rebrousser le poil en prenant bien soin de ne pas effaroucher les institutions reconnues d'intérêt supérieur sinon le manuscrit était refusé ! Larbin, donc, il fallait douloureusement l'admettre »(33).

           Ce n'est pas, sans doute, porter atteinte à la mémoire de Jean Meckert que de lui contester un statut qu'il n'a de toute manière jamais revendiqué.

 

                                                                                                                                                                                                                           D. Cottel, pour l'A.P.L.O.

===================

1 Revue 813, n° 93-juin 2005

2 Dictionnaire des auteurs prolétariens, Encrage 1994, ''Inscrit à la Fac'', je n'assistais qu'aux travaux pratiques, de distribution de tracts, de collage d'affiches et d'autres actions militantes, écrivait Thierry Maricourt [revue Fragments, n°1, 2020].Que n'en a-t-il pas profité pour s'initier à la critique interne d'un document, pour vérifier sa crédibilité ?

3 Le Monde Libertaire, 3décembre 1987

4 Comme un écho errant, Joseph Kra, 2012

5 Ibid

6 La rue Vincent, qui n'existe plus, donnait rue de Belleville

7 Juliette D***, la compagne d'Auguste Meckert, mariée en juin 1914...et veuve de guerre en septembre de la même année.

8 Journal de Saint-Denis, 4 novembre 1916

9 Essor, 2 mars 1946

10 Franck Lhomeau, revue Temps Noir, n°15, 2012

11 Stéfanie Delestré et Hervé Delouche, revue 813, n°93, juin 2005

12 Franck Lhomeau, Temps Noir, n°15, 2012

13 Stéfanie Delestré et Hervé Delouche, revue 813, n°93, juin 2005

14 Jean-Pierre Deloux, Blanche à filets rouges, Revue Polar n°16, 1995

15 Entretien avec Jean Meckert ; Revue Polar id.

16 Comme un écho errant, Joseph K. 2012

17 Jean-Pierre Deloux, op. cit. Ragon ne fait que reprendre ce qu'il avait écrit en 1947 (Les écrivains du peuple, Jean Vigneau) et en 1953 (Histoire de la littérature ouvrière, Editions ouvrières)

18 J'en ai connu des équipages, Entretien avec Claude Glayman, J.C. Lattès, 1991

19 Cahiers de la N.R.F., 1er juillet 1941. Curieusement, , Franck Lhomeau, dans la revue Temps noir (op. Cit.), indique que le manuscrit a été lu par Queneau en juillet et le contrat signé le 15 septembre

20 Polar, op.cit.

21 id.

22 Didier Daeninckx, préface à Jean Meckert, dit Jean Amila, Pierre Gauyat, Encrages 2013

23 Le Figaro, 2 juin 1942

24 N.R.F. Cahiers de février 1942

25 Le Cri du peuple, 6février 1942

26 14 février 1942

27 Encrage, 2013

28 Lettre (inédite) de Poulaille à K.A. Arvidsson [auteur de Henry Poulaille et la littérature prolétarienne française des années 1930, 1988 Acta Universitatis Gothoburgensis, Suède), aimablement communiquée par celui-ci

29 L' Humanité, 12 janvier 1932

30 La Lucarne, Gallimard, 1945

31 Polar, op.cit.. Dans Les Coups, Félix disait de Paulette :"Elle me semblait toute pétrie de courrier féminin."

32 Lettre du 1er février 1952 ; cité par Pierre Gauyat, op.cit.

33 Comme un écho errant, op.cit.