LOUIS VALTAT
L’ENFANT TROUVÉ
FLEUR MORVANDELLE
AVERTISSEMENT
L'histoire que nous présentons ici au lecteur n'est pas le fruit de notre imagination. C'est l'histoire vécue et racontée par l'homme qui en fut le héros placide, le chevalier sans peur, le lutteur invaincu dans la bataille sans fin livrée contre les duretés de l'existence. L'expression tour à tour véhémente ou joviale avec laquelle il a essayé de dépeindre les vicissitudes de sa vie, montre assez, sans que nous insistions, qu'à la fermeté d'un caractère indomptable, il savait allier la bonté et le sentiment très vif de la responsabilité.
Ecrite en morvandais d'il y a un demi-siècle, il nous a fallu la traduire en français approximatif pour la rendre intelligible à un public un peu plus étendu que ne le serait celui inclus entre Saulieu, Montsauche et Vézelay, les trois points cardinaux de cette région de France où la violette, sur son lit de pierres dures fleurit un peu plus tardivement qu'ailleurs, sans qu'elle en soit pour cela moins odorante. D'où quelques rudesses et aussi quelques fleurettes de terroir que nous ne pouvions élaguer sans risquer d'apitoyer les lecteurs autochtones,
Sous le titre « l'Enfant trouvé », nous publions aujourd'hui la première partie des mémoires posthumes de celui qui, rejetant toute appellation officielle, se dénomma si longtemps lui-même : « Jambe de houx. »
Les deux autres parties, qui compléteront, d'une façon heurtée, parfois chaotique, toujours vraie, sa curieuse biographie, paraîtront ultérieurement sous les titres : « l'Ouvrier » et le « le Philosophe ».
Je me vois bien encore, lorsque, tout petit, de mares en fossés, je clopinais, crotté, mouillé, nagé, le nez foireux, les chausses en vrille tombées sur mes petits sabots cassés, quand parfois j'en avais, le jupon court de grise indienne retroussé, offrant à la dure bise où mordre à belles dents mes chairs bleuies par l'humide froidure. Je me vois tel qu'en ces temps-là, déjà bien lointains, étaient tous les enfants trouvés qui doivent au bon saint Vincent de n'être plus condamnés à fournir la pâture aux chiens affamés.
Tout menu je suis, tout chétif au sein d'un monde qui me paraît si grand, si grand, si puissant à l’encontre de ma pauvre vie de rien, si dangereux à ma faiblesse extrême, si compliqué à mon germe d'entendement, si hostile à mes très humbles désirs... Un brin de paille de l'aire échappé, foulé, poussé, viré, soulevé, à tout devant obéissance, à nul n'inspirant respect, je suis moins encore que cela... Que, musant par les campagnes, je cache ma petitesse en la proondeur d'une brousse, ou la cruelle abeille me pique, ou la ronce avec méchanceté me griffe; que vers de lointains horizons, je veuille prendre course afin de contenter mes jambes avides de mouvement, au passage un vilain caillou me guette et me culbute, le nez ensanglanté; que je cherche à me hisser sur ce vieux mur d'où je verrai peut-être le pays de rêve où fuient les beaux nuages argentés, une pierre, rompant son équilibre, me fait perdre le mien et je chois lourdement au beau milieu d'un paquet d'orties acérées. Et qu’il m'arrive ceci ou cela, je suis sûr d'être fouetté de surcroît pour avoir sali mon bonnet de futaine à oreilles, déchiré mon cotillon ou bien fendu mon mauvais sabot de verne. Je suis ainsi assuré qu'à chaque embryon de faute succéderont sans répit deux punitions au lieu d'une. Et de toute façon ce sera mon habituel régal avant que d'entendre la Fanchette, qui a bien par là un an de plus que moi, me chanter sur tous les airs et à tous les temps :
« Cul fouetté, cul retroussé
è la porte de M'sieur l'curé !»
C'est que la Fanchette n'est pas une trouvée, elle, étant fille de maisonnée. Ça lui donne, comme il faut bien, de l'autorité sur le pauvre niot que je suis.
Et elle en use, la petite rosse, à droit, à tort, n'importe ! Le Père éternel n'a pas compté, sans doute, les volées que je lui dois. Et puis, après tout, faut-il bien que, fille de bonne maison, elle apprenne à jordonner, pour plus tard, quand à son tour elle aura à diriger, à gourmander,à pressurer cette sale engeance des Hospices qui ne valent pas mieux que rien les uns et les autres. Qu'ils soient de Paris ou de Seine-et-Oise, c'est mêmes vauriens. Des déchets du faubourg, des lardons d'ouvriers, conçus dans la joie fiévreuse du samedi, est-ce que cela ne porte pas en soi tous les péchés d'Israël ? Et qui donc pourrait s'émouvoir, tant bêtes ils sont, qu'on les y laisse ou qu'on les abêtisse un peu plus ? La culture manque de bras, chacun le sait bien... il serait scandale vraiment de faire sortir de cette demi-chiennerie des hommes normaux sachant faire autre chose que les corvées sales et rudes que les màtres seraient alors contraints de faire pour eux.
Quoiqu'il en soit, si de treuffes bouillies et de tourtes de blé noir je me trouve copieusement régalé, de torgnioles et de bourrades je ne suis pas moins gâté. Casimir, le cochon, s'il ne profite mieux, n'en a pas plus que moi son las. Et quand, le gardant à la rive des fossés, j'envie dans ma simplesse sa belle humeur et son bon appétit et le veux caresser pour qu'il daigne m'enseigner le secret de son honnêteté, le traître, en un saut s'ébrouant, me quitte à quatre pattes lancé, court si loin ,que je ne le puis rattraper et n'a de cesse qu'il m'ait fait à nouveau fesser. Lui aussi me trouve trop bête pour lui et comme il est certain que je ne tâterai point de son lard, nous ne sommes pas l'un pour l'autre faits.
S'il avait voulu, pourtant, il eût été mon premier ami.
ulu
Mais voici qu'en culotte grise je me vois un jour fagoté. Avec un petit gilet bleu de prune, à dos blanc, à manches lilas. Un homme me voici, portant réclame pour les bienfaits de la république... Comme me voici fait ! Et fier !
Fier, oui, je le suis. Je n'ai pas tant grandi depuis hier, alors je dus poser cette sorte de casaque juponnée qui me rendait si vulnérable sous la preste main de la Nannon, mais j'ai conscience que, tenant debout dans ma petite culotte, je ressemble à un homme, ainsi. Je me sens plus dru, renforci, moins couard et plus enhardi. Je me trouve si gaillard, à faire le faraud avec mes poches où fourrer mes mains engelurées près de mes jambes tiédes, que tout court je conçois qu'il est bon que mes bas de forlaine, par l'administration fournis, resserrent, au lieu que les miens, les fins mollets de la Fanchette. Est-ce que je ne suis pas, moi, graine d'homme ? Mes gambettes sont bien un peu frêles encore, certes, mais telles que, rougies de froid et de coups balafrées, elles porteront bien ma peau du cul jusqu'à la prochaine fouaillée.
Je vous dis : je suis homme ! La preuve, si vous voulez, c'est que moins que des uns je n'ai de moments perdus; mes cinq ans sont pressés de rattraper les dix du Bicot qui déjà mène au pré le Ramet et le Rousset à la dételée.
ulu
Parfois au bon matin, tous deux cachés dans le vieux drap de crasse tout cendré, nous dormons ainsi que deux affamés, l'un contre l'autre bien serrés, ne perdant pas un pouce de la vieille houppelande mitée qui nous sert de couverte. Nous rêvons au pays où les enfants sont bien habillés, où ils ne vont pas, les yeux lourds, grelottants, dans la brume laiteuse des matins d'automne, quêter les champignons rosés pour le goûter des maîtres, ou bien quérir les bœufs dolents pour la corvée de charrue; nous rêvons d'un pays où il n'y a que des chemins ensoleillés qui de beaux papillons sont tout peuplés; d'un pays où les enfants mangent tant qu'ils veulent le pain sans pommes de terre et la bonne soupe faite au lait de la Corbine, avec, dedans, un peu d'eau seulement; d'un pays où tous les enfants ont un papa qui a bien l'air un peu sévère dans sa vêture de gros droguet, mais qui dans la poche, en réserve, a toujours quelque flûteau de sausse ou bien quelque pomme de badaud dans le courtil ramassée... Nous rêvons aussi, des fois, d'une maman que nous avons, avec de grands beaux yeux qui nous mirent, aux bras de laquelle nous tombons, cachés dans son sein bondissant,., Nous rêvons à ces bonnes choses, oui !... Mais voici qu'au beau moment, d'une brusque tirée la souquenille a voltigé, le drap graisseux s'est détroussé, et nos chairs à la fraîcheur ont sursauté. « Allons, deux carnes enragées, sautons, s'il vous plaît ! que dans le moment je vous trouve à l'ouvrage ! »
Et sur la terre battue traînant ses gros sabots ferrés, le .grand Francis a gagné la porte dont le loquet dans un fracas s'est soulevé.
C'est qu'à peine le jour montre son blême visage au travers des petits carreaux en fonds de bouteilles, il faut décamper de la paillasse de trous et de bosses rembourrée; il faut, la grande marmite noire de treuffes une fois emplie, la jucher au crémail et, pour Casimir et nous, faire cuire .à déjeuner. Tandis que sur la pierre du feu assis, un à un sous la chaudière j'attiserai les genêts flambants, le Bicot, dans le souffle tiède de l'étable, ira sortir la bousée et des neurrains faire l'étrillée. La flambée d'abord, en me caressant doucement la face, me met en agrément, puis, les paupières rougies et le sang lourd, sans la peur de glisser au feu, de nouveu je m'assoupis bien souvent.
Mais, sans qu'il tarde, le Francis, revenu de pousser aux bœufs la provende, d'une houssine finement cinglée me remet sur mon séant.
Peau-du-cul l'on m'appelle; autant ainsi qu'autrement, puisque c'est pour une fredaillée plus souvent que pour la ventrée. Cette partie de moi par laquelle on me nomme est en vérité celle à qui l'on cause le plus couramment. Si je ne la portais, je n'existerais. Donc, par elle existant, d'elle presque seule je suis content.
J'ai une frimousse, aussi, qui ne doit être point belle, tant de pleurs plus que de ris souvent elle s'adorne; une tignasse qui, de gros poux maintes fois peuplée, fait dire que j'ai bonne santé; un gros ventre rond, de pain noir bourré, et qui de confitures n'entendit jamais parler.
C'est là moi tout entier : un derrière qui, plus qu'à se reposer, sert à se faire botter.
ulu
Il y a bien quelques beaux jours pourtant. Ceux-là où,. le Bicot de conserve, je vais aux champs pour toute la journée durant. L'âne, étant de nous autres le moins sot, en éclaireur nous mène; suivent les bœufs, insoucieux, d'une haie à l'autre musardant; puis les brebis à la queue frétillante sautellent devant nos badines attentives; Casimir accompagne, sournois et rageur à l'occasion, en quête d'une fugue vers quelque poirier sauvageon de ses fruits délesté. Enfin nous, qui portons en bissac notre galette de blé noir chacun. En arrière, la Corbine, le chef haut, porte avec solennité ses mamelles, brimbalantes.
Libres nous voici, pour longtemps. Avec le vieux couteau du Bicot, nous taillerons des moulinets de bois qui tourneront sur l'eau claire du ru de la pâture; nous ferons aussi un char d'une fourche de noisetier et de deux talles recourbées; ou bien nous nous ménagerons une logette de genêts verts assemblés. Tout cela nous fera peut-être un peu oublier la garde du troupeau. Mais point nous ne sommes en peine pour cela; à radieuse aurore rien ne fait soir maussade. Et puis, si l'âne, sans un braiment, se sauve, de ses fers allumant la route, ou si le goret en trop forte glandée se surgonfle, rien n'y aura fait que notre faute, c'est certain; malgré qu'à leurs vices assemblés nos forces conjuguées soient de trop mince pouvoir, c'est nous les coupables et non pas eux. Faibles nous sommes l'un et l'autre plus que nos ouailles, c'est donc à nous d'avoir tort. Et tout n'est point que misères si le soir elles nous ramènent au bâton, nous ayant le matin conduits à la frairie.
Ainsi que deux complices nous nous soutenons. Le Bicot et moi ne faisons qu'une attelée. A l'ouvrage, l'un à l'autre supplée. Si d'épis perdus nous faisons notre journée, à ma trop maigre brassée, le Bicot adjoint quelques poignées. Si à la rentrée il laisse la claie entre-baillée, avant lui je dirai l'avoir moi-même oubliée. Ainsi l'un sans l'autre nous ne voulons être corrigés. Nous sommes de vrais compères, et je me souviens qu'ensemble nous l'avons été pour le même œuf de cane manquant, que ni l'un ni l'autre n'avait gobé, mais, qu'en jouant, la jeune chienne Finette avait écrasé.
ulu
A la Saint-Jean, nous avons grande ripaille assurée : soupe qui a des yeux à la blanche miche trempée; de la sauce sans fricot, franche lippée; des os sans chair, tant que nous voulons à la sucée; pain gris dans un demi-doigt de piquette saucé; puis, à la desserte, du dernier baptême, quelques dragées, dans l'armoire bien rangées.
Et ouste ! Il faut vitement soulever, comme chacun le peut, les bedons bien garnis et à la fête les aller secouer. Campos complet pour ce jour est accordé. Il faut voir tourner les chevaux de bois en rond, entendre à nos oreilles péter les pistolets de plomb, siffler les saucisses en baudruche et surtout ne rien toucher que des yeux. Saouls à l'arrivée et dans le bruit et la joie des autres enivrés, nous faisons les fous et jouons à nous pousser très fort ainsi que font les hommes quand ils sont 'grisés. Le Bicot a bien deux sous en poche et puis moi, un; mais comment les dépenser ? Il nous faut voir le plaisir d'autrui et n'y point participer.
Dans la nuit, au clair de lune, nous revenons, contents et esseulés, aux autres niots ne voulant point nous mêler. Et voici que le Bicot, à la pénombre d'un ormeau me tire et m'emprisonne. « Viens ! dit-il, voir ce que je t'-ai acheté. » De sa poche il sort, dans sa grosse main rougeaude, deux pipes en sucre. « Une pour toi, l'autre pour moi; est-ce bien partagé ?»
J'ai bien envie de l'embrasser, alors que je roule dans ma main mon unique sou que je n'ai su dépenser.
ulu
Nous allons ainsi tous deux dans la vie. Sans être ni l'un ni l'autre, ni l'un pour l'autre méchants, nous vivons bien unis. Et bons amis. Combien de temps ? je ne sais. Mais bien quelques années, je crois. Le Bicot devient grand, et moi moins petit. Il le faut payer maintenant. Dix écus l'an; c'est trop pour le Francis, qui ne le veut, aimant mieux une pistole par mois être payé. Le Bicot s'en ira; moi, je resterai. Et le remplacerai.
J'en ai encore bien du chagrin. Je l'aurai toujours et jamais ne m'en remettrai.
Il est parti un matin, par le maître conduit. Ployant sous son lourd paquet, dans un gros bâton passé, il s'en est allé, sans se retourner, afin que ses yeux rougis je ne les voie pas pleurer. Par là du côté du Bon Pays. Jamais je n'en ai entendu parler.
Moi, je me suis enfui, au fin fond du courtil...
Et sous le grand poirier de curé je me suis roulé, mon pauvre cœur bien déchiré...
II - SARAH
Pour être chef, il faut être bon soldat. Je ne suis guère bon soldat; mes jambes sont encore courtes, mes bras trop mous, ma tête celle d'un fou. Et pourtant je dois être chef. Chef d'un équipage où il n'y a que moi seul en tout. Que voilà du nouveau !
Avant, mon cher Bicot à tout moment disait : « Faisons ceci ! commençons cela ! allons aux champs ! curons le cochon ! récurons-nous le trognon ! suçons, le bouillon ! laissons le jambon ! » Et comme il disait nous faisions, moi pour lui confit d'admiration. C'est juste si aux moments de coercition, il n'aurait pas crié : « Déculottons ! » Auquel cas j'eusse répondu, convaincu : « Exécutons ! » C'était une vie tracée, réglée, pour moi sans soucis, sans ennuis. Nous étions un : Lui. Il commandait, dirigeait, exécutait. Moi seulement j'aidais. Et si nous étions souvent repris, rien ne prouve qu'en faisant mieux ce n'eût été pis. Au-dessus de nous qui étions libres, il y avait le Père tout-puissant, oui ! Mais il y avait le Francis, ou la Nannon, qui nous cachaient Dieu, et le firmament. Et cette saloperie de Fanchon, avec son nez rond, ses yeux berlus, sa grande échine tortue, ses pieds rentrés, sa langue pointue. Le Bicot, sans qu'il y succombât, portait tout cela. Et moi j'admirais.
Mais maintenant !
Maintenant que me voici seul au milieu d'un monde toujours prêt à me happer, jamais à me conseiller, jamais à m'aimer !
« Oh ! un tout petit peu, Francis, voulez-vous, sur vos genoux à la veillée, un moment, une fois faite la teillée et la Fanchon de vos carrosses lassée ? Oh ! Nannette, comme en mon cœur je vous chérirais ! comme tous vos désirs je préviendrais ! et comment tous je vous servirais ! Nannette ! un baiser qui reste, je le vois bien, au coin de vos lèvres pincées, donnez ! donnez ! sur mon front seulement, si mes joues sont trop brassées. Oh ! un seul, Nannette, un seul tout petit baiser et mes chétives épaules contre votre sein serrées... après la Fanchette comblée ! J'ai moins que dix ans seulement, pensez ! J'ai en moi une chose qui bat bien vite, qui bat bien fort, qui par mes yeux va éclater, Nannette ! sans qu'il vous en coûte, je vous en prie, je vous en supplie, un bon mot parfois, et parfois (oh ! de loin en loin seulement) un baiser qui ne fasse nul tort à personne ! »
ulu
Tu es bien trop fier, vaurien ! pour la faire, cette prière qui t'enfle le gésier jusqu'à le faire éclater. Tu es bien trop entier pour te jeter à deux genoux et ouvrir ton cœur tout grand, qui recevrait peut-être le baume qu'en secret il mendie. Tu as bien trop peur de la moquerie ! Va ! suis ton chemin ! et ne pense à nulle aubaine qu'à celle qui t'est due, la parcimonieuse lippée, et, à tout bronchement la triquée.
D'abord, est-ce que tu es ? toi, fils d'on ne sait quoi, du hasard le produit, résidu d'on ne sait quelle nuit. Aurais-tu donc, comme les petits des gens, besoin d'amour, soif de caresses ? Aurais-tu besoin d'une maman ? Non ! puisqu'elle t'a rejeté, c'est à toi de t'en passer.
Et tu voudrais, salopard, prendre celle d'autrui ? Bête rechignée, prends ta pâtée, et fuis la frottée !
ulu
A côté de chez nous, il y a des voisins. Des voisins comme nous, qui ont une vache, une ânesse, des poules et peu d'écus. Un fils ils ont, remuant, sifflant, pétant, bon petit gars. Une trouvée aussi, la Sarah, plus petite que moi. Quand l'ouvrage manque, ou que je le manque, avec eux Je vais jouer, un instant, un moment, en le volant, tel un chat croque ce qu'il a sous la dent. Le François m'appelle, et j'accours, les sabots posés, nu-pattes sur le pavé. Des trois je suis le moins hardi, mais le plus grand, le plus bête aussi. Nous faisons des raies sur le chemin, nous traçons des champs, des prés de sable semés, dont nous modelons des pâtés.
Souvent mes deux compagnons viennent avec, au poing, leur goûter. Moi, Je n'ai jamais de goûter. Je fais comme si je l'avais eu, et mangé. Mais François sait bien que c'est menterie; il feint d'en avoir trop et du sien me donne une partie. Je fais le difficile. Je dis : non. Mes yeux disent : oui. Lui dit : si. Et Je mange le bon pain bis, tout de crème ou de miel garni. François est bien heureux, et moi plus que lui. La partie reprend sans beaucoup de bruit. La Nannon n'est pas éloignée, point ne sert d'éveiller son attention. Car j'ai oublié ma mission, donner aux lapins la provende, conduire à l'herbage les moutons, étriller l'ânon ou mener paître le cochon. Les oies sont à fouler les champs de blé, les poules au jardin, à gratter etle gouri à l'étable, à grogner. Et toi, fainéant de Peau-du-Cul, ce soir, sans souper, tu iras te coucher.
ulu
Voici encore du nouveau. Il me faut maintenant à l'école aller. Pas l'été, qui est fait pour travailler. L'hiver c'est bon, quand, au falot, j'aurai tout préparé : l'étable dûment débousée. les dindons soignés, et, s'il y a neige, les petits chemins déblayés. Dans la brume matinale. J'arpenterai la route des écoliers, emportant au bissac une croûte, une pomme flétrie, un cripiot pour déjeuner.
Dans la classe bien ordonnée, au dernier rang je suis relégué. J'écoute avec curiosité les grands jusqu'à cent compter. Pas besoin de venir ici l'été; à peine huit jours sont-ils passés que mieux qu'eux je sais. Je vois lire b a ba: il n'est pas de. chance qu'à moi l'on s'adresse, mais avant qu'on ne chante t a ta, depuis longtemps j'ai tout deviné. Je suis, vous comprenez, un enfant à lui-même délaissé. Je suis un enfant trouvé. Le maître d'école, sans moi, a bien assez de cancres pour s'occuper. De livres, point. De beaux cahiers blancs, point. Qui donc, pour un tel sagouin, les voudrait-il payer ? J'ai, par contre, au moindre sabot sur le carreau remué, une bonne et flexible gaule de noisetier, sur les doigts en cul-de-poule repliés.
Patte d'Agasse, notre maître, à tout enterrement, à tout hyménée, à l'église court chanter l’Oremus et le Kyrie. La classe, pendant ce temps, reste à la garde du plus grand. Une grande bête à nez retroussé, en blouse à carreaux, qui sur le bureau juché, a l'air d'un coq-dinde sur un prunier perché. Quand Patte-d'Agasse revient, d'avoir piaulé tout enroué, c'est à moi la tournée; bien que je n'aie point souvent bronché, pas d'autre que moi ne fut dissipé. Je suis de la sorte encouragé. Et pourtant j'aime bien y aller. Outre ce que j'y apprends de force et qu'on ne m'a point montré, je me fais des amitiés.
Je ne veux point parler de la Fanchon qui, au retour comme à l'aller, me fait porter son panier. Non. Mais d'autres il y a, telle la Sarah, toute fluette, brunette, comme mésange mignonnette. Qui a de si jolis yeux, sous sa coiffe à quartiers, de longs bruns cheveux, sur son dos bien tressés. Elle a aussi son petit panier que, de plus, je peux bien porter. Et d'un cela fait deux. D'un bras, tristement, je traîne ma servitude, de l'autre, gaiement, je porte mes amitiés. Il y a le François, avec toujours quelques noix de reste dans le fond de son carnier. Il y a le grand Fortin, point trop ch'tit et bête à point. Celui des Castouris. qui louche le jour et voit clair la nuit. Il y a l'Hélène de chez la Françoise, le tout petit de chez le Cadet, comme moi enfant trouvé, aussi souvent malmené, et révolté. D'autres encore font partie de la colonne, qui tout au long du chemin s'échelonne. En montant les Grands-Bois, cela vous fait un fameux jappis. Je compte pour un dans le tas, ailleurs assez souvent je ne compte pas. Je suis gai des fois, au moins je puis être content sans que cela se voie puisqu'avec la Sarah je chemine, sans honte qu'on m'appelle « gamine ». Quand aux maisons nous arrivons, je lui rends son panier sans façon. Elle arde sur mol ses prunelles jolies et je prends cela tel un merci.
A la maison rentré, je suis durement moqué pour avoir servi d'ânon à d'autres qu'à la Fanchon.
ulu
Dans l'étable du grand Francis, il y a deux veaux de lait, jolis, tout de blanc habillés, comme des jeunes mariées. Au regain fleuri, chaque jour je les conduis, dans le petit pré. A la nuit je les ramène, bien soûls, bien ronds, gais compagnons. Tous trois, nous minaudons, caracolons, sautons, nous caressons. Hier, Fanchette a voulu venir. Fanchette là, avec ses airs, avec ses façons de grande dame dans son salon, tout le monde est coi, nulle gambade, de part et d'autre point d'ébats; les deux nourrissons, d'une reniflée, l'ont éventée. Ils s'en vont côte à côte, sagement, à petits pas sans tourner le col, tels les enfants de chœur du curé Signol quand au vieux père Page il porta le Créateur. Aussi solennelle, Fanchon emboîte le pas; je la suis. Dans une main chacune, des deux queues pendantes elle prend l'une, se joue, avec les crins de l'un émouche l'autre, fait des simagrées, puis enfin, d'un nœud bien troussé, lie ensemble les deux innocents que la nature a faits séparés. Puis elle rit. Rien je ne dis. A reprendre je ne suis pas coutumier, trop heureux de n'être pas repris.
Courte est la route, bientôt nous arrivons. Dans cet appareil, nous faisons notre rentrée. Une meule de paille de blé noir au milieu de la cour est plantée, avec, dessus, la poulaille à la picoréc. La Finette, pour montrer son utilité, se jette, aboie, fait peur aux châtrons qui de part et d'autre de la meule bondissent et se ruent, l'un, de l'autre à sa queue, emportant l'appendice, ras du trognon séparé.
Alerte, vous pensez. Un bœuf perdu, la maison ruinée. Par le sang qui coule le crime est dénoncé. L'accusé, sans avocat, ne se défend pas. Fesses au vent, la culotte tombée, la chemise relevée, de genêts verts promptement ramassés, jusques au sang il se voit châtié.
D'un nouveau baptême, ma condamnation, ma flagellation, ont donné l'occasion. Je ne suis plus Peau-du-Cul, Fesses-Vertes me voici devenu.
La Fanchon, par pitié, comme il est en elle, a encore tout aggravé. N'a-t-elle pas ramassé, pendant l'exécution, un tout petit bout de craie de ma poche tombé, qu'en la classe j'avais trouvé. Voleur ! voleur par-dessus le marché ! Et, le lendemain, à l'école me voici ramené, à Patte-d'Agace comme toujours encoléré. On pense quelle notoriété j'ai du coup remportée. Au piquet toute la journée j'ai dû passer, avec deux écriteaux, l'un sur le ventre apposé, l'autre sur le dos fiché... Et pour ne point les déranger, tout le jour j'ai supporté, sans m'oser gratter, la cuisson des genêts verts sur mon postérieur qu'ils ont si fort entamé.
Je n'en veux point à la Fanchette, car de ma Sarah je n'ai pas été moqué... En ses yeux mignons, j'ai lu sa compassion.
ulu
A chaque saison son fleuron. A chaque âge sa promotion. A celui-ci la confession.
Monsieur le maître, avec d'autres, m'a conduit au curé Signol pour apprendre les Saints Mystères de la religion. Je suis plein d'attention, j'attise ma compréhension. Car le catéchisme parle de choses nouvelles. De foi (je n'en manque pas). D'amour (j'en voudrais bien). D'espérance (ma vie en est pleine). J'apprends bien des nouveautés : Qu'en six jours, Dieu fit le Monde. Quel ouvrier ! Qu'en un seul, il fit l'homme. Etait-ce si pressé ? Pour ma personne, pourquoi ne s'est-il tant hâté ? et que me laisse-t-il si longtemps barbotter avant qu'à tant de fessées je ne me puisse dérober ? Et comment aussi, d'un même amour me faut-il entourer Sarah qui me fait si bellement rêver et la Fanchon qui, à «a place, me fait rudement fouetter ?
Je ne comprends pas bien maints préceptes. Par exemple pourquoi, des Huguenots il se faut éloigner, les Juifs l'on doit détester, les sans-Dieu il est bon de mépriser. La Nannon est toute bonne croyante, et pourtant elle me veut écarter. Est-ce que je suis, moi Parpaillot ? ou Sémite ? ou Païen ? De bonne volonté je suis. Parpaillot peut-être je serai. Sémite, avec Jésus je deviendrai. Païen, qui sait ? Pour l'heure, je ne suis rien, qu'un bambin de tous rebuté. Est-ce que, dans la famille de notre Dieu, une toute petite place ne pourrait m'être faite ? Vous dites : Elle y est ! J'ai beau me trémousser, je ne saurais la trouver. Je suis ainsi que le treizième porcelet que la truie ne peut allaiter. Du bout de la table je suis repoussé; sur ma selle à trois pattes, je dévore les rogatons en même temps que les affronts. Et aux uns grâce aux autres je trouve bien mauvais goût.
Tout cela est bien compliqué à mon entendement. S'il n'y avait le Christ qui pour moi souffrit (au moins, on me l'a dit), j'y renoncerais vivement. Je veux rester seulement parce qu'il me tarde de connaître pour qui je souffre tant. C'est pour moi, j'entends. Pour me concilier une somme de bonheur que j'aurai quand je serai homme fait. Je crois la tirelire percée. A moins que la peine d'aujourd'hui ne serve qu'à me rendre passable la misère de demain. Mais je trouverais commode vraiment de n'en supporter aucune, ni après, ni maintenant. Si j'avais été Dieu le Père, il n'y aurait pas eu d'enfants trouvés, et j'eusse enfermé tout le monde en Paradis.
A crier « au loup », le loup vient. J'en ai fait l'épreuve un matin.
Dans les « étoules », dès la rosée battue, j'ai conduit nos moutons, là-haut sur le mont Martin : un plateau assez large et long, pas bien loin du bois de Moncheillon.
Les bonnes bêtes, en arrivant, d'une herbe à l'autre sautant, avisent la meilleure. Elles travaillent activement, pour la maison s'engraissant. Je suis la bande, criant « Proutti ! » quand du gros l'une s'écarte. Guilleret je me trouve, le soleil aussi, qui lentement monte au-dessus des bois jaunissants. A journée faite, il s'en ira se coucher à l'Hôtel d'Or, là-bas, du côté de Saint-Brancher. Moi, j'irais me bauger, quinaud, dans mon vieux drap rapiécé.
L'alouette grisette, follette, dans les sillons cachée, des que d'elle j'approche ou bien mes moutons, escalade du ciel les gradins, dévidant son joli refrain. Et je lui tends les mains, lui disant : « Reviens ! » Mais elle n'a cure de mes commandements et reste là-haut accrochée dans un frétillement. Je ne la vois plus, et encore je l'entends. Autour de mol, tout est gai. Ce n'est partout que chants, ce n'est que ris; le grillon, la cigale, se font ensemble vis-à-vis; Perrette branle-queue vient faire ses façons sur le dos de mes brebis. Je m'ébroue aussi, sautant, chantant, sifflant, de ma houlette battant le guéret. Et aussi de rire... pourtant, un instinct secret m'apeure... je songe au loup, vaguement, qui fut vu sur les champs au début du dernier printemps. Si du prochain bois il allait sortir ! Si par ici il allait venir ! Que ferais-tu, toi chétif, avec ton bâton ?... Bientôt, j'ai peur vraiment, mais brave Je veux être. Je tourne autour du troupeau, brandissant ma baguette. Je compte et recompte mes agneaux. Je me trouble davantage et me voici. bravement, hurlant « au loup ! » dans mon sabot.
De ce jeu. Je suis à peine lassé, voici Antoine, le bélier, qui en l'air dresse l'oreille, lève le nez, hume le vent, et des pattes grattant la glèbe, m'envoie du gravier sur le museau. De manière que le troupeau, mieux encore que moi averti, tourne en rond, se pelotonne, autour de moi se cantonne, sous ma chimérique protection... Et voici la « peute bête », oui mes yeux médusés, le rein bas, le poitrail haut levé, qui du bois s'est élancé, de mes ouailles s'est approché. Et le plus bel agnelet, au col à belles dents agrippé, d'un coup- d'épaule sur son dos Jeté, dans son autre le loup l'a emporté.
« Seigneur Dieu ! vous le pouviez, pourquoi ailleurs ne l'avoir dirigé ? Peut-être de l'enfant trouvé eût-il mieux « déjeuné ! »
(sancta sanctis)
« Un homme de douze années, c'est déjà, en ébauche,. d'ordinaire, une personnalité. Un arbre qui pousse, qui s'élève au sein de la forêt des hommes. II montera, se dressera et, plus tard, percera la voûte de verdure qui entretint dans la pénombre douce la fragilité de ses Jeunes ans. A la souche, largement, il aura tété à sa faim le bonheur d'être, la quiétude d'une protection avisée et la jouissance infinie d'une éducation qui, pour lui, au cours des siècles s'est patiemment affinée. Il n'est presque plus fils de la nature. Fils de l'homme, i1 est devenu. »
« Dans la vie, lui-même étant l'homme qui sait, il sera l'homme qui veut, l'homme qui peut changer, reculer, dissiper les bornes de son activité, ou bien les accepter à son gré. Si la nature lui oppose sa loi, il la tournera ou la vaincra. Si les hommes lui objectent leurs veto, il les modifiera ou bien il s'en rira. Et si assez sa volonté le pousse, de tout et de tous il triomphera... Mais, tout enfantelet, il se sera. vu draper dans les langes mollets de la sollicitude et de l'affection des siens. »
« Tels sont ceux qu'autour de moi je vois éclore, croître, et dans la confiance s'épanouir. »
« Et moi qui ne suis qu'une mauvaise graine jetée au vent, qui par hasard a germé, qui dans la glace de l'isolement a dû pousser, qui de tous a dû se méfier, que serais-je, mon Dieu ? que ferai-je de la vie que vous me voulûtes bien laisser ? »
« Serai-je donc un esclave sans pensée, entre les mains d'autrui abandonné ? Serai-je donc de toute amitié privé ? Pour moi les cœurs des hommes seront-ils toujours fermés ?... Le vôtre, on me le dit, ô mon Dieu ! pour tous est enflammé; puis-je donc m'y réfugier? M'y trouverai-je en bonne société, à côté du François qui parfois m'oblige, bien contre la Sarah qui si souvent me ravit... et très éloigné de la Fanchon qui toujours après moi s'obstine ? »
« Peut-être de cet asile sacré me faut-il éloigner ! Si la Nannon j'y dois trouver, si le grand Francis j'y dois rencontrer, ou Patte-d'Agasse y fréquenter. »
« Dites-moi, bon vieux curé Signol, ce que j'en dois penser ! »
Mais tout cela, je sens bien, est viande déjà resucée. A n'être qu'un gland dans le roncier mal tombé, il faut me résigner. A quoi me sert de maudire la mauvaise fortune et l'odieuse nuitée qui ont fait que suis là ? Dieu n'y était pas. Il me le prouve chaque jour en me laissant dans l'embarras. Je ne suis point son fait, si les heureux sont son ouvrage. Il m'ignore et, moi, je ne le connais pas. Cela vaut mieux pour nous deux; nous sommes ensemble quitte à quitte. A le vouloir de force, je n'y gagnerais rien. J'attendrai. Quand il me prêtera, je lui rendrai. Pour l'instant, pensons à nous, et de personne n'attendons un vain secours. Fesses-Vertes, mon ami, mon très cher ami, mon seul ami, compte sur toi seulement et ne rêve point à cambrioler le cœur d'autrui, ni même celui de Dieu le Père qui, jusqu'ici, te l'a si bien fermé. Mais garde bien le tien. Ferme-le, mure-le ! cadenasse-le ! Tu ne seras pas ainsi ex-posé à rendre monnaie à qui ne te l'a pas demandé.
ulu
Au catéchisme, ainsi qu'ailleurs, au dernier rang je suis placé.
Pour le tout : garçons de l'autre, filles d'un côté, les trouvés non mélangés. Nous n'avons pas de saint livre. D'entendre ânonner, il nous faut apprendre les sept péchés, et même la chute de Noë. Deux années ont ainsi passé que le vieux curé ne nous a point interrogés.
La religion du bon Dieu est bien pour nous aussi; mais assez de nous éloignée, que nous ne puissions nous y brûler. Les fils de famille en sont gavés, plus qu'ils n'en peuvent digérer; aux enfants trouvés restent les miettes qu'ils peuvent toujours ramasser. Ainsi, sans difficulté, ils comprennent aisément, que jusqu'à eux le péché d'Adam n'est pas encore expié.
Pourtant, le saint jour approchant, me voici gravement questionné « Sarah ! petite minaudière, pourquoi comme cela te pencher pour me regarder ? ». — J'ai bien répondu, un peu rougissant ; « Qu'il y a sur terre, l'enfer pour les saints, le purgatoire pour les pécheurs, et pour les damnés le paradis. » Sans doute aurais-je .dû, le premier faire passer celui-ci. Mais j'ai, dans l'ensemble, assez bien dit, puisque Monsieur le curé en a ri.
A la Sainte Table Je serai donc admis.
ulu
Par deux les âmes montent au Ciel. Saint Pierre en a ainsi décidé. Pour une, il n'ouvre pas. Si en foule elles se présentent, en couple il leur fait se ranger.
A la Sainte Communion, c'est même perfection.
Sur deux rangs nous arrivons. Pas moi, qui n'ai point de compagnon; la paroisse n'ayant cette année, en fait d'enfant trouvé, pas d'autre garçon. Seul je vais donc, à quatre pas du rang d'oignon, avec ma blaude de coton bleu foncé, au poing un vieux cierge prêté, mes pieds dans mes sabots neufs bien cirés, qui font clic-clac sur le pavé.
D'un signe à la Sarah, j'ai bien tenté de la faire mettre à mon côté. La mâtine n'a pas osé. Je l'ai bien regretté : sa coiffe en gros linge tuyauté n'aurait pas dépareillé mes cheveux embroussaillés, ni ma culotte ronde de laine bourrue sa robe d'indienne à rais violets.
Les autres gars, en habits noirs, bien gantés, les filles en robes blanches de mariées, avant nous autres ont tous passé. Mais le dressoir bien fourni du vieux curé, à notre faim commune a largement suffi.
Et le hasard a voulu qu'à chaque bout de la table, la Sarah, et moi, ensemble nous communions, dans l'amour du Christ et sous sa protection.
ulu
Bras dessus bras dessous, nous nous en allons. Emportant avec émotion tous deux le même Dieu, ensemble nous devisons. Mais le Diable aussi nous suit. Oubliant le péché, à la faire rougir je m'enhardis : « Si tu veux bien, nous nous marierons ! » Dans ses grands yeux sans fond, le diable a dû sauter. Une flammette en est sortie. De mon bras s'arrachant, une bonne tape elle m'a donné : « Tu es un polisson ! »
Sur ce je n'ai pas bronché, mais bien je recommencerai. Tout cela n'empêche pas le temps de passer, et ne me fait pas mieux qu'avant gâter. Je n'ai jamais assez travaillé et toujours trop bien bâfré. Du matin au soir, d'un ouvrage à l'autre, il me faut courir censément. Les poules, les lapins, l'âne, les brebis, les bœufs, les canetons, tout être vivant me réclame et m'ordonne. Et je vole du champ à la rivière, du pré à la luzerne, de l'étable au pigeonnier, de la foret au courtil, sans aucun répit.
Le soir sur ma selle, derrière la porte, assis, par le courant d'air à moitié transi, tel un général sur son étalon, je passe en revue de mes ouvrages le bataillon. Des oubliés, des accomplis, je fais l'appel intégral. Aux présents mon cœur se gonfle, aux manquants il se crispe et me laisse tout capon. Mon regard sournois me trahit, et bientôt me voilà pris : j'ai oublié quelque part un outil, ou bien j'ai cassé la fourche du Francis...
Cependant la Nannon, vers l'âtre accroupie, fait rôtir ses oignons en sacrant sur les champis. La Fanchon, en se rengorgeant, ce qui point ne l'embellit, passe en revue les faits et les dires de chacun du pays. Parfois, à mon témoignage, un discret appel est fait; mais tel un puits je reste muet, sachant bien que de mon assentiment, elle se passe fort aisément. Pour faire du Jean-Jean du Beugnon un gourmand qui trinque à tous les bouchons, on n'a pas besoin de mon adhésion; non plus que pour baptiser grand fainéant le valet du Cadiche, ou bien trousse-jupon la servante du vieux Moinon. Comme à toutes ces chansons jamais je ne réponds, après chacun de ces couplets le refrain me confond. Et c'est moi le sacripant, moi le soûlant, moi le fainéant. Pour tous, je paie, et royalement
Je ne suis, du reste, pas toujours innocent
Un soir, après souper, j'étais sorti pisser. Debout vers la claie, je sifflotais un air que j'ai appris aux champs les oies sur le pâtis. D'un jet d'eau chaude bien dirigé, je signais « Fesses-Vertes », sur la terre d'un peu de neige recouverte. Le clair de lune luisait si bien que je ne crois pas avoir fait de faute. A peine avais-je achevé et mon crayon remis au plumier, que sur le chemin j'entendis marcher. C'était la bande des galtrus du pays qui, d'un pauvre vieil âne gris tirant la corde, s'en allaient là-haut du côté du vieux château ruiné. Je connus bien le bon Cyprien, le fameux Claudi et le grand Fortin, les autres, je ne m'en souviens; tous des vauriens bien plus vieux que moi et pas beaucoup plus malins. Le Fortin sur l'âne était califourché, celui-ci par d'autres était poussé. Le tout, presque en silence, montait; et, du goût à l'intrigue, bientôt de loin je suivais.
Je ne suivis pas longtemps. Au pied du vieux donjon carré l'on s'arrêta. Et de causer doux, et de jaspiner, et de rigoler. Toute la troupe, moins l'âne, était en gaîté. Derrière un vieux mur branlant je m'embusquai. Ce que je vis ce soir-là, grands Dieu ! me fait encore frissonner. Au Sabbat de la Pierre-Virée, avec moins d'effroi j'eusse assisté. Le vieux donjon, vieille loque du lointain passé, tenait encore debout, ses quatre murs épais l'un à l'autre bien accotés. Tout autour, en colimaçon, grimpait un étroit escalier, avec, au centre, le vide et rien pour s'appuyer. En haut tout à fait, une terrasse enchevronnée des chats-huants recouvrait l'appartement. Et mes garçons, la bourrique solidement garrotée, toutes mesures bien arrêtées, se mettent à la hisser; l'un tirant, l'autre poussant, tous ensemble ahanant, cela ne faisait en tout pas merveille. Trente pieds de montée, la pénombre et le danger, ce n'était pas fait pour tenter. J'avais peur de les voir dégringoler. Et pourtant, j'avais grande envie d'aller les aider. Dieu m'en préserva. Il n'aurait plus fallu que ça !
Au bout d'une heure ou deux, je les vis débusquer, suant, s'ébaudissant, fous de gloire et bien heureux d'avoir aux corbeaux porté à déjeuner avant que d'aller se coucher.
Là-haut, le pauvre prisonnier, au dernier créneau solidement attaché, restait seul à faire le guet.
Quand tous eurent défilé, moi aussi, moitié riant et sans me montrer, je me retirai.
Deux jours passèrent sans accroc. Le Francis et moi, nous battions l'avoine au fléau. Je ne pensais qu'à avancer la besogne, à faire baisser la tiche (Meule de céréales rangées dans les granges en attendant le battage.) à laquille, en août, j'avais confié des mauvaises poires à blattir. Je tapais dur et me remuais. Le Francis, je suis sûr, pensait que je faisais grands progrès, mais n'était pas parti pour m'en faire compliment. Tout d'un coup, dans la porte bâtarde de la grange, je vis deux grandes formes l'une derrière l'autre se profiler, toutes deux coiffées du tricorne, aux trois couleurs décoré. Le fléau levé me tombe des mains, et je ne sais guère quoi penser. Le Francis, avec respect, retire son bonnet, et s'avance à la bienvenue. Le brigadier, joufflu, moustachu, enjambe le portillon, fait breloquer ses éperons, et, sans plus de façons, vers moi il s'avance. Il dit : « Nous le tenons, le voleur d'ânon ! Sacré nom ! à cet âge, quel aplomb ! » Moi, berlu, bec cousu. je ne débaille... (C'est bien moi qu'il regarde et non le Francis...) Il me prend un bras, l'autre gendarme aussi. Entre eux deux je suis sorti, tout tremblant, tour à tour rougissant et pâlissant. A la cuisine emporté, je vais être interrogé. Ils me passent une chaînette aux poignets; elle serait mieux à sa place aux jarrets, qui me démangent joliment depuis un moment.
— Avoue ! dit le pandore. Pourquoi l'as-tu volé, et surtout si haut perché ? La pauvre bête ! Il a fallu, pour le déloger, aller chercher les pompiers de Saint-Didier.
Et j'apprends à ce moment que l'âne que j'ai pris était au vieux meignin (Forain faisant le rétameur, le rempailleur, etc...) Jadouri, qui, à la porte de l'auberge, l'avait attaché. La confiance me revient, je reprends un peu d'esprit. Pas beaucoup. L'autre me secoue, me pousse, me bourre, me talonne, tire son carnet, veut écrire, demande comment je me nomme. A nouveau troublé, excédé, pétrifié, tout éploré, je dis : « Fesses-Vertes, c'est mon nom ! »
Malheur ! je n'ai pas dit que la brute s'écrie : « Ton compte est bon ! Allons, vite, coucher au violon ! » Et, au Francis, à la Nannon, à la Fanchon dont le nez devient tout rond, gravement il explique qu'il s'agit pour moi de prison; que, dans le fossé du vieux manoir, j'ai signé mon forfait de la même façon qu'auprès de l'abreuvoir. Dans la neige, il a reconnu l'écriture et le nom; la même encre ou le même crayon.
J'ai beau me débattre, pleurer, supplier, dénier; à rien ne sert. Personne ne me défend. Ils savent bien, pourtant, que hisser un âne au bout d'une corde excède ma force !
Et, en laisse à la queue de son cheval, le gendarme m'emmène. Au violon ! en prison ! Bonne prisé. Un capon qui n'a pas voulu vendre le larron !
Je ne l'ai point vendu, non ! je n'ai pas tant à perdre, après tout ! Le Francis et sa Nannon plus que moi y perdront. Qu'est-ce que cela me fait, à moi, d'aller en correction !
Pourtant, huit jours écoulés, me voici relâché. A la maison, je reprends mes occupations. Je m'appelle maintenant le « Voleur d'ânon ».
— Pour sûr qu'il n'est pas ici, Francis. Nous ne l'avons pas aperçu depuis son retour, après le « coup de l'ânon », voici bien une dizaine de jours.
— Pour être quelque part, il y est bien, le « bestiau ». Ça fait deux jours qu'on le cherche partout. D'un côté, je m'en fous; c'est seulement rapport au meneur (Fonctionnaire de l'Assistance publique, chargé du placement et de la surveillance des pupilles.) qu'il faut bien que je prévienne.
— Tu ne l'as pas encore averti ! Tu sais, on ne sait jamais... tu aurais dû... ces têtes bourrues de gamins, ça travaille, mon Francis...
— Oui, de la tête plus que des bras. Fainéant, gourmand, ça l'est, oui-dà ! Et vicieux, et menteur, et songe-creux, ça promet. Bonne graine qui pousse et donnera riche moisson. Ah ! mon pauvre Cadet ! si seulement on pouvait s'en passer...
— Çui-là n'est pourtant pas tout ch'tit. Toute la journée il court, comme le furet. Il remue, il torne. il vire, en somme il s'occupe. Et puis, ce n'est encore qu'un gamin, va !... Est-ce que la Nannon, des fois, ne l'aurait pas manqué ?...
— Ouais ! mon Cadet. Quand il sera retrouvé, tu le prendras, toi, ton voleur d'âne.
— Allons ! allons ! Francis, tu sais bien que ce n'est pas lui.
— Pas lui ! pas lui ! Est-ce donc que c'est moi, dis ? Ce n'est certainement pas toi, grand bandit, non. Mais c'est bien toi et ta nichée qui m'en faites, à tort, porter le profit. Ah ! oui, cela t'embête que n'osant te le dire on te le siffle. Les voisins, vois-tu, cela vous connaît, méchantes gens que vous êtes. Ils vous voient, eux; ils vous jugent. Ils ont le droit. Ils savent bien que, lâches avec les grands, avec un jeunot comme moi vous devenez courageux, insolents, injustes et méchants. Oui, préviens-le, ton meneur ! tu ne me reverras pas avant lui. Le gîte est bon, sous la paille, dans cette sou de cochon. Par la porte ébaillée, je te vois passer, je t'entends appeler, menacer, sacrer, jurer, taupener. Je me venge, vois-tu, car, à ton tour, je te vois enrager. Va ! tu n'as pas fini de courir les buissons, de chercher, d'appeler, de te récrier. Avant que je te réponde, mauvais gueux, tu as le temps de hurler. Cela me rattrapera du temps que je t'ai donné, des peines que tu m'as imposées, alors que pour la maigre pitance que ta Nannon me jetais, tu étais payé. Tu pourras courir durant ta journée avant que tu ne m'aies remplacé. Soigne-les donc seul maintenant tes bœufs, tes vaches, tes cochons, tes poules et tes moutons, tes lapins et tes oisons, ton âne et tes dindons ! Tu verras, grand vaurien, si je ne faisais rien, depuis le matin jusqu'à la nuit fermée. Au moins, tu te feras aider de ta Nannon et de ta Fanchon, et ça les arrêtera de cancaner, d'inventer, de supposer aux autres tous les vices, gardant pour elles toutes les vertus.
Quand le grand Balacé, brigadier de son métier — fatigué d'être moqué du Procureur et de l'Officier — m'a enfin renvoyé, j'étais d'un grand poids soulagé. S'il n'avait pas dit, en me lâchant : « Va-t-en, mauvaise graine, et n'y reviens pas ! » je serais rentré bon pas et n'y aurais bientôt plus pensé. Au contraire de cela, une lettre pour le Francis il me donna. Que lui disait-il ? Je ne sais pas... Mais je ne fus pas sitôt rentré que je fus dare-dare maltraité, me-nacé, insulté. N'avoir point pris l'âne ne suffisait-il pas, il fallait encore le payer. Tout cela sans un moment pour respirer. A vingt ans, je me serais révolté, j'aurais peut-être de quelque violence appuyé mes raisons, j'aurais peut-être tout cassé. Tort ainsi je me serais donné. Mais à douze ans à peine sonnés ? A ma place qu'auriez-vous fait ? A mes déboires, une seule issue : m'en aller ! C'est ce que j'ai fait. Et je me suis sauvé. Le jour, au fond de mon trou, sous la paille, au chaud, bien caché, j'écoute ou bien je dors; la nuit, quand tous les chats du Morvan sont gris, je sors. Je vais par là rôder, au chemin creux voir la Sarah qui, dans son tablier, m'apporte une part de son dîner. Et tous deux de jaser. Moi, de m'exaspérer; elle, de me calmer et de me pousser à rentrer. Je tiens bon. Rentrer, pourquoi donc ? Encore une fois me faire rosser ? Je veux voir les Autorités, et à elles me confesser. — « Tu sais bien, toi, Sarah, que je suis un bon garçon et non pas voleur d'ânon. Je veux que maintenant, on m'appelle par mon nom. Travailler, courir, trotter, peiner, m'échiner, tant qu'on voudra je veux bien; mais je veux aussi manger, et ne pas être embêté. »
— Ils disent que pour ne rien faire, tu vends de la futaine. Je ne sais pas ce que c'est. C'est sans doute une nouveauté.
— Dis-leur, au moins, que ce que je vends je ne l'ai pas volé. Et que je ne veux pas céder. Je veux voir le préposé et tout lui raconter.
ulu
Il est enfin arrivé, binocle au nez. De Semur on l'a charrié, ou d'Avallon, ou de Saulieu, je ne sais plus. En voiture, tout frais frisé, pommadé, luisant, récuré, il se pavanne. De deux gendarmes il est escorté. Que viennent faire ceux-ci, puisque je n'ai point volé ?
Averti par la Sarah, de mon trou je me suis sorti : Me voici, tout crâne, moi aussi, secouant de la main les menues pailles collant à mon habit.
Et je suis de suite aperçu, entouré; un pandore de chaque côté, comme si je pensais à m'échapper. Fièrement, je marche au préposé, qui est tout rosé de santé — à moins que de colère empourpré, je ne sais.
Il me pince à l'oreille et me dit : « C'est toi Jean Guillaume qui, par tes fredaines, m'a fait déranger ? Voyons ! qu'as-tu fait ?
— Je n'ai rien fait depuis huit jours, monsieur le préposé, c'est vrai ! Mais je voulais vous voir et je ne pouvais vous trouver, il fallait donc que vous veniez.
— Eh bien ! mauvais drôle, je suis venu. Qu'y a-t-il ?
— D'abord, s'il vous plaît, lâchez-moi ! Si je suis accusé, je ne suis pas condamné. Je veux bien être corrigé, mais seulement si j’ai fauté. Et je n’ai pas fauté ! Mais j’ai été fouetté, maltraité, insulté, et même affamé, bien autant que cinquante de mon espèce ne l’auraient pu mériter. Est-ce pour cela que chez le grand Francis vous m’avez place.Ta langue est bien pendue, mais voyons tes nourriciers !
— Si vous voulez !…
Et ensemble nous allons, chez mes parents nourriciers. Qu'il est beau, ce titre, pour un si vilain métier !
Cependant, les gens d'alentour, en curieux, se sont assemblés. Et ils encadrent la colonne, riant, blaguant, jasant, mais sans méchanceté. Au fond, je me sens là bien des amitiés.
Arrivés chez le Francis, nous le trouvons levant aux cieux ses grands bras, les manches de sa veste déchirées laissant voir ses coudes décharnés. Et la Nannon qui d'un geste prompt, laissant voir son vieux jupon, relève du coin son devantier tout de même trop machuré; elle se met à crier (à rejeanner, comme disent ceux de Molphey). La Fanchon, elle, n'a pas cimé; derrière ses dents pointues, elles aiguise sa langue fourchue. Alors, on s'explique.
D'abord, j'entends l'accusation : Je suis un mauvais garnement, répondant, boudant, coléreux et violent. Et voilà que maintenant, je ne me contente pas de tous mes vices — j'ai remarqué qu'on ne me reproche ni fainéantise ni gourmandise — je vais, au surplus, vendre la futaine ! (Sarah ! tu me l'avais bien dit, ma mie !)
« Eh bien ! c'est tout ? A mon tour maintenant. Ah ! je suis coléreux et violent ! C'est la première fols que je vous réponds, Francis ! et vous, Nannon ! Dites-voir que non ? Comment se fait-il qu'aujourd'hui je ne sois pas un paresseux, un gourmand et un voleur, et tout ce qui vous passe sur la langue quand vous cherchez prétexte à me fouetter, à m'affamer ? Dites donc maintenant si du matin au soir je ne cours pas sans arrêt, si mieux que vous je ne connais tous les êtres de votre arche de Noë, et si, malgré le mal que j'en ai, de vos bêtes et bestioles, je ne suis pas la plus méprisée ! Dites aussi, si plus d'une fois l'an, j'en ai mon content, de votre pain sans froment ! Dites ! dites encore si vous m'avez excusé, quand le brigadier Balacé m'a accusé d'avoir volé l'âne du père Jadouri ! Dites un peu si vous pensiez vraiment que je l'avais pu monter sur un clocher ! Accusez-moi ! Allez ! ne le faites pas maintenant du bout des dents, en rechignant ! Et le préposé qui est ici — qui est mon père, puisque étant trouvé, je n'en ai pas d'autre que lui — pourra demander à ceux du pays si la vie que vous me faites est supportable pour un enfant comme je le suis. En tous cas, moi, je n'en veux plus, de vos menaces et de vos coups, de vos jeûnes et de vos ragoûts. J'étais Peau-du-Cul, Fesses-Vertes je suis devenu, et me voici Voleur-d'ânon. Est-ce que tout cela est bon ? Il est temps, peut-être, que je reprenne mon vrai nom. »
Je suis en colère, cette fois. Je découvre enfin le jeune coq que j'ai en moi. Et je me défends : Par ici du bec, par ici de l'éperon ! Et allez donc ! La Nannon, le nez enfariné, cale et se met à pleurer. La Fanchon, pensant au coup du châtron, se met à trembler. Mais tout cela n'est pas pour m'arrêter. Je raconte tout, tout, jusqu'à l'histoire du mauvais loup, que je ne suis pas allé chercher, que je n'ai pu arrêter, et pour lequel il me fallut payer. Le « Monsieur », surpris pour commencer, de son beau mouchoir blanc a essuyé son lorgnon. De la main il essaie de me calmer, mais plus il tâche de m'arrêter, plus près je me range à son côté. A la fin, instruit sans doute, ou excédé, il met fin au plaidoyer et m'envoie dans la cour me promener, pour, avec eux, plus facilement s'expliquer.
Les gendarmes, après un merci, sont repartis; les voisins se sont retirés. Et je reste seul près du tas de fumier, avec la Finette qui me fait grande fête, heureuse de me retrouver.
Cependant qu'à la maison j'entends bien du bruit, causer haut, presque crier. Il y a des éclats de voix, puis de brusques silences qui me font peur. Est-ce qu'il les aurait tous tués ? J'ai un peu la fièvre. Je crois, je vois double par endroits. Dans mes oreilles, un tambour bat... Je m'apprête à ramasser mon paquet et, avec lui, à m'en aller. La voiture, avec le cocher, est à la barrière arrêtée. Il y a bien une place pour moi sur le côté... mais la Sarah, ma gentille Sarah, est-ce qu'il va aussi l'emmener ? Si non, j'aime encore autant rester !
ulu
Je reste, oui ! Puisque le Monsieur m'a enfin rappelé et fait rentrer. Il fait effort pour me gronder. Je vois bien que c'est pure convenance et qu'aux autres il en a davantage raconté. Enfin, il nous laisse, avec, pour moi, de sa main de velours, une tapette sur la joue; pour eux, un grand salut et un coup d'œil entendu.
Me voici réintégré, comptant bien, à la prochaine occasion, tel le bon Jésus, être crucifié.
Les voilà bien dans l'embarras !
Ce matin, traçant à grands pas la neige tombée cette nuit, un messager de malheur est arrivé. Un grand homme des bois, au large feutre de meunier, aux grosses bottes clouées jusqu'aux genoux trempées, avec, au poing, un long bâton de cornouiller.
L'homme, un peu abasourdi, penaud, malhardi, me demande .si c'est bien ici que reste le Grand Francis. Je lui dit que oui et, lui ouvrant le portillon. Je le fais entrer dans la cuisine où, gêné par le demi-jour de la pièce mal éclairée, il tâte du bâton la. terre à ses pieds, sans apercevoir tout d'abord la Nannon, en train de peigner belle sa Fanchon. L'ayant enfin vue, il tire son grand chapeau et dit :
« Mai poure Nannette, j'ons bin de lai détreube en c'te saion. »
— Pas possible que te voilà, mon pauvre Tiennot ?
— Que siôt, lai, mai poure Nannon ! 0 feillot bin vous veni quéri pou l'enterrement du poure père Cherli.
— Mon père est mort ! mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis donc malheureuse ! Et la voici dans tous ses états, criant, rébolant, pleurant, ou faisant bien semblant. Le piéton, pendant ce temps, sur ma selle, au coin du feu s'étant assis, fait fumer ses bottes et ses habits. Après un moment, fatigué des lamenta-tions, las des pleurnichements, il dit : « 0 faut qu'y pertins sans reterder. Montabon, c'nô pas iqui. »
Justement, entre le Francis qui, à l'annonce de la nouvelle, reste tout interdit.
Oh ! ce n'est pas que pour le vieux il ait tant de sympathie, non ! Il y a lurette qu'il espère, qu'il convoite les quelques journaux de friches qui, une fois vendus, lui permettront de racheter ici de quoi s'arrondir et se mettre un peu plus à l'aise. « Ça ferait toujours bien quatre à cinq mille », a-t-il dit un soir à la Nannon, avec laquelle, sur les tisons, il s'entretenait de son père, de ses maladies, de son avarice et de ses manies. « Oui-dà ! — répondit la Fanchette — mais il faudrait, pour cela, que mon frère Pierriche consente à racheter mes droits sans diviser les parties. S'il faut vendre le tout à la criée et ensuite partager, quand les notaires et les huissiers, les juges et le papier timbré se seront tous bien payés, ça ne fera peut-être pas moitié. »
Et voilà que maintenant ses espérances sont prêtes à se matérialiser ! Voilà que ce sacré vieux Cherli s'est enfin décidé à lâcher la corde et à descendre dans l'oubli. Mais par quel temps, bon Dieu ! On savait bien sa méchanceté, mais tout de même ! Vous obliger ainsi à faire cinq grandes lieues, dans la neige jusqu'au cou, pour aller l'enterrer, est-ce que cela a du bon sens ? N'aurait-il pu mourir l'an dernier, pendant cette même semaine de Noël qui fut si belle, si douce, que les vieux disaient que les saisons s'étaient « retournées ? » Regardez-moi cela ! Il va falloir aller à trois dans la petite voiture à l'âne, péniblement traînée, avec cette neige dans les chemins creux entassée; de jour et de nuit marcher, sans savoir encore si avec ce coquin de Pierriche on pourra s'arranger. Et puis laisser toute la maisonnée à la conduite de cette pauvre Fanchette encore si jeunette ! avec ce malfaisant de « marchand de futaine » qui ne voudra faire qu'à sa tète et point du tout l'écouter. Les voisins, vaut mieux ne pas y compter ! D'un rien, le Francis dirait bien : « Vas-y seule ! je ne peux pas y aller. » Mais d'un autre côté, il y a ce grand diable de Tiennot, avec ses longues moustaches en croc, ses épaules voûtées, ses jambes torses et sa vilaine renommée. Avec la Nannette, seuls sur un chemin si long... sait-on ce qui peut arriver ! On en dit sur lui de toutes les façons : que du Bois-Cauchat jusqu'au moulin Guyon, en passant par Saint» Brisson, il a partout des « accrus » qui traînent au bord des fossés. Ce n'est pas qu'il soit ni beau ni malin, mais, avec les femmes, est-ce qu'on sait ! Ce n'est pas la graine la plus luisante, la mieux polie, qui fait le mieux pousser les cornichons.
Enfin, entre deux intérêts, il faut savoir choisir. En mangeant la soupe à l'oignon, tôt dressée par la Nannon, le Francis s'est décidé : « Eh bien ! tant pis, Nannette, je n'y vais pas. Emmène, si tu veux, la Fanchon ».
— Francis, je ne peux pas l'emmener, par ce temps-là, sans être chaudement habillée. C'est seulement bon pour moi. Tu sais bien que, de cette année, je n'ai rien pu lui acheter.
— Bon ! alors va-t-en avec la bourrique attelée. Si elle est fatiguée, le Tiennot t'aidera.
Il a été ainsi fait. Quand nous aurons l'occasion, nous en recauserons.
ulu
Si le Francis est laboureur, il est aussi bon laboureur. Il ne fait pas de beaux sabots peints que l'on chausse le dimanche pour aller à la messe. Il ne fignole pas ces belles fioritures qui avantagent tant les demoiselles quand elles s'en vont, après vêpres, cueillir le pissenlit dans les prés, ou qu'elles font un bout de conduite à leurs promis, pour leur dire ce que, devant les parents attentionnés, elles ont volontairement omis. Ces galanteries-là prendraient trop de temps au Francis. Des gros sabots il fait, dans le verne ou le bouleau grossièrement tournés. Des sabots de palefreniers, de lavandiers, jaunis à la fumée. Par centaines, en hiver, i1 en taille, il en creuse, il en rogne. Puis, un beau dimanche arrivé, il s'en va de bon matin, les livrer au marchand de Laroche qui les envoie à Paris ou dans quel-qu'autre grande ville où ils font besoin. Il y en a de bien des façons, des plats, des fendus, des ronds et des cornus. Une pleine charge il empile et il s'en va, en sifflant la ritournelle, suivant à pied la carriole qui craque et qui geint à tous les chaos.
Quand la Nannette a été partie, toute pleurarde à côté du Tiennot, le Francis s'est mis à préparer son chantier à fumer les sabots. C'est une sorte d'échelle double qu'il accroche au crémail de la grande cheminée et sur laquelle il assemble les sabots, au préalable accouplés et frottés d'un mauvais fromage au lait caillé tout exprès fait. Là-dessous, il arrange un bon amas de bois vert et de copeaux mouillés qui ne doit produire aucune flamme, mais beaucoup de belle fumée blanche, jaune, chaude et humide. Les sabots, au bout d'un certain temps, sont tout imprégnés de cette buée colorante, pénétrante et luisante. On n'y touche qu'une fois refroidis, sans cela, la trace des doigts ferait tache et le vernis ainsi obtenu en serait d'autant gâté. Aussitôt la dînée, nous apprêtons la fumée. Le Francis monte le chantier, range en tas le bois mouillé. Moi, j'approche les paires de sabots qu'au lait caillé j'ai bien frottés toute la journée. Une belle pile cela fait, dans la noire cheminée.
Nous espérons un peu que sortent les premières fumées. Il ne faut pas trop pousser le feu, mais craindre la flambée... — C'est un art que de bien fumer ! — Enfin, voici les belles volutes blanches qui s'envolent, tourbillonnent, remplissent les intervalles, noient tout le chantier. On ne voit bientôt plus qu'un nuage floconneux qui, difficilement, trouve son chemin dans la vaste cheminée. Cela dure une heure, deux peut-être, puis enfin, le foyer s'échauffant, la fumée devient jaunâtre, puis jaune tout à fait. C'est alors un nuage de soleil couchant que tel quel il faut admirer, mais qu'il faut empêcher de se rosir. En arrosant légèrement le foyer quand il est besoin, d'un petit balai dans l'eau trempé, on l'entretient.
Nous en sommes là quand un bruit prolongé nous fait tout à coup tendre l'oreille. « On dirait la Corbine en train de bramer !!! » C'est bien cela, en effet ! La bonne bête sent le moment venu de vêler; elle appelle du monde pour l'aider. Le Francis, ayant au poing le falot éborgné, y court bien vite en me passant le balai...
Me voici, une fois de plus, chef de chantier. Ce n'est pas l'instant de rigoler. La Fanchette à m'embêter : « Arrose par-ci ! arrose par-là ! » sait, comme d'habitude, si bien s'employer, qu'elle finit par me troubler. Je me remue, je me trémousse et je finis par mouiller où il faudrait souffler, sans voir, de sa langue rousse, pointer la flamme et menacer nos beaux sabots dorés... Je vois enfin le danger…. J'appellerais bien au secours, si je n'étais pas si agacé. L'honneur me retient, et je continue, mauvais pompier, de mouiller le feu là où il s'éteint. J'ai chaud; la sueur, sans doute pour empêcher mon pauvre front de s'enflammer, m'inonde tout entier.
Tout à coup, miséricorde ! l'ardent brasier, qui en dessous couvait, s'ouvre en traîtrise un cratère fulgurant. Une langue de feu saute, bondit jusqu'en haut de la pile échauffée qui s'enflamme comme une étoupe huilée.
D'un geste brusque et vain, à côté des chenets, sans éteindre rien, je jette le balai et renverse mon baquet.
Une longue flamme embrase maintenant toute la cheminée. On croirait un volcan sorti des entrailles du sol; un torrent de feu qui emplit en bourdonnant le vaste couloir de granit dont les parois chargées de suie maintenant portée à l'incandescence, brillent comme des murailles d'argent. Au dehors, un panache rigide de flamme fauve, lancé par on ne sait quelle monstrueuse soufflerie, dépasse la mitre de quatre pieds, au-dessus du toit de chaume, heureusement tapissé de neige, sur laquelle retombent en grésillant les innombrables flammèches qui sortent, pressées, de ce Vésuve improvisé.
Misère de mol ! Voilà bien encore, et par ma faute, un beau louis de flambé !
Quinze jours de la peine du Francis, à scier, à bûcher, à percer, à creuser, à parer, à racler ! Sans compter le bois, sans compter le danger. Ne vaut-il pas mieux me tuer ? et, à pieds joints, sauter dans le brasier ? Je le ferais, oui ! sans la crainte de retrouver, en son enfer, le Dieu que si souvent j'implore et qu'en ce moment-ci je suis bien contraint de nier.
Malheureux Francis, tu peux bien à l'héritage déléguer ta Nannon ! Après si bel ouvrage, c'est bien pis qu'après l'ânon. Voici que chez toi, un Nàthiou (« Le Nàthiou ». incendiaire qui se rendit tristement célèbre dans tout le Morvan vers le milieu du siècle dernier. Agent d'assurances, il incendiait tous ceux qui refusaient de s'assurer auprès de lui. Enfin, pris et convaincu, il fut puni de vingt ans de travaux forcés et mourut au moment de son transfert à la Nouvelle Calédonie. On croit qu'il se suicida. Quarré-les-Tombes était son pays. ) s'est exercé, ce qui pour quatre jours au pain sec le fera bien condamner... Si encore, la Corbine, ensorcelée, ne s'était pas, du même coup, soulagée d'un veau crevé !
En cette saison, le chanvre est tout teillé, les haricots tous écossés. Pendant les longues veillées, j'en ai tant fait flamber, des chemnotes et des cosses de pois frisés, que j'en ai les sourcils tout brûlés.
Maintenant, les veillées raccourcissant et tous les petits travaux étant achevés, je ne suis pas commode à tenir à l'attache, le soir une fois soupé. Comme me voici grand et dégourdi, j'aime bien aller voir un peu ce que font les amis.
Le jour des « bordes » est arrivé. C'est un jour sacré, et depuis longtemps préparé. Je n'y avais, jusqu'ici, jamais participé; j'étais trop mouchou et pas assez déluré.
Nous montons en troupe au pâtis et, depuis plus de quinze jours, au clair de lune, de bruyères, d'ajoncs, de genêts, de ronces et de genévriers, il faut voir ce que nous en avons coupé ! Nous avons aussi cherché un joli bali-veau que bien droit nous avons planté au bon mitan du landier et, autour, nous avons placé, arrangé, bien tassé, tout ce que nous avions rasé. A l'aide d'une échelle par quelqu'un de nous apportée, nous en avons encore ajouté. Et notre mât étant ainsi tout du long habillé, d'un bonhomme de paille, ayant dans ses poches plusieurs pétards bien. chargés, nous l'avons fièrement couronné.
Ils peuvent toujours y aller, ceux de Saint-Didier, de Molphey, de Montachon, de Laroche ou de Saint-Germain-de-Modéon. Jamais si loin que la nôtre, leurs bordes ne brilleront. Si la lune veut bien aller se coucher et si le temps est un peu bas, jusqu'à Rouvray, à Sainte-Magnance, à Montberthault, et peut-être plus loin encore elle se verra.
Si seulement mon pauvre Bicot, qui est bien quelque part, là-bas, pouvait penser à moi, en voyant ce joli feu-là !
ulu
La Fanchette et moi, nous avons un peu comploté. C'est bien la première fois que la Fanchon, sur moi, a daigné se pencher.
Mais d'aller à la borde, elle était travaillée. Elle est un peu grande, vous pensez; et des autres filles peu aimée... y aller seule, le soir, dans l'ombre traîtresse, il n'y faut pas songer pour une jeunesse. La Nannon, ni le Francis, n'y eussent jamais consenti. Aussi dans la journée, près de moi, à la dérobée, elle s'essaye à faire la doucereuse, la mijaurée. Je ne comprends goutte à ce jeu; j'observe, je me réserve, et je l'attends se déclarer. En ce moment-là, je le confesse, je la trouve mieux que par le passé. Si tous les jours étaient jours de bordes, pour un rien, je l'estimerais presque bien. Avec elle plein de complaisance, je l'aide à briser la glace qui nous retient chacun à notre place. Elle, de son côté, me fait mille avances; à m'aider, elle s'empresse à tous les petits travaux dont je suis seul chargé : Conduire à boire les moutons, donner la pâtée aux cochons, clore poules et pigeons, nous faisons, ce soir, tout de moitié. Je pense : « Si cela dure un peu, je finirai bien par l'aimer. » Enfin, comme tout étant terminé, pour dîner nous allons rentrer, elle me tire par la manche et me dit : « Tu vas ce soir à la borde ? » Je dis : « Oui ! « Tu pourrais bien m'emmener ! sans cela, tu sais bien que je n'irai pas, et j'y voudrais bien aller.
— Avec moi, Fanchette ?
— Avec toi, mais oui ! Et pourquoi pas ? Pourquoi pas ! Je n'en sais rien, moi, bien sûr; mais cela me parait une énormité.
Comme nez à nez nous chuchotons, j'ai cru voir ses yeux, d'ordinaire sans expression, lancer vers moi un suprême appel, et, dans le demi-noir de la nuit tombante, briller comme deux tisons. J'ai tout à coup frisonné, et, bien près de me sauver, j'ai cependant ajouté :
— Moi, tu sais, je veux bien, mais ton père ne voudra pas.
— Si tu lui demandais ? Peut-être il voudrait.
— C'est à toi de lui demander, je crois.
— Non, c'est à toi !
— Je n'oserai pas.
— Eh bien ! je t'y aiderai !
ulu
Quand la Nannon a retiré du feu le pot de fonte tout rempli de bonne bouillie fumante, chacun à table s'est docilement rangé. — A l'époque dont je parle, on n'a pas, comme maintenant, nombre de plats pour le souper. Et la tradition veut que le soir des bordes soit à la bouillie consacré.
Donc, sur le banc de table, le Francis au bout du chanteau s'est placé, avec la Nannon en face et la Fanchon à côté. Moi, sur l'autre bout, depuis le coup du marchand de futaine, je suis accepté. Pour me servir, la Nannon doit se déranger, mais de la hiérarchie, il faut respecter les lois et les traités. Chacun se régale à sa façon, mange chaud ou froid suivant la saison. Ma gueule de fer, elle, n'a pas de préférences et engloutit goulûment tout ce qui lui est proposé. A attendre que les autres aient achevé, je suis depuis longtemps habitué. La patronne, avec un sourire entendu, m'abandonne alors le fond du plat si personne ne l'a voulu.
Si, à table, de bavarder je n'ai nulle envie, j'aime, au moins, bien entendre et goûter ce qui s'y dit. Je me rends compte, à leur conversation, des soucis de mes chefs et de leurs satisfactions... Depuis quelque temps, l'atmosphère s'est ici bien refroidie. La bonne confiance d'antan a l'air d'être partie. Le regard blanc du Francis, quand sur la Nannette il se pose à la dérobée, m'a tout l'air d'un juge poursuivant une instruction commencée. La Nannon, elle, serait comme un enfant dont la main s'oublia dans le sac aux bonbons que je n'en serais pas surpris. Sa complaisance pour son seigneur et maître s'exerce au bien, mais son regard le fuit.
Est-ce que l'héritage du père Cherli s'est subitement évanoui ? Est-ce que la venue d'un veau mort-né a tout compromis ? Est-ce l'effet de l'autodafé des sabots jaunis — Nâthiou, mon ami, ce n'est pas à toi de juger de la peine, toi-même étant le larron !
Ce soir, donc, c'est bouche cousue partout. Chacun, de son mieux, s'exerce à chercher des yeux quelque surprise en son assiette cachée. La Fanchette, par instants, soupire, comme quelqu'un qui voudrait bien causer; ses fesses se remuent sur le banc dur, tel un ver coupé sur le pavé. A la fin, n'y tenant plus, elle se lâche.
-
C'est ce soir qu'on allume la borde ! Il paraît qu'elle est bellement préparée.
Un caillou dans une mare d'huile ferait autant de rides que sa parole a soulevé d'échos sur la tablée. Le silence continue de régner, rompu seulement par le bruit mat des cuillères d'étain raclant les écuelles ébréchées.
Mais la donzelle n'en est pas à se décourager. Son assiette devant elle repoussée, elle cherche un moyen de reviver le brandon.
— Il y aura du monde, dit-elle; toutes les filles y vont, et aussi tous les garçons.
A ce moment, je donne de l'éperon; enhardi, je jette aussi l'hameçon.
— Si personne d'autre la Fanchette n'a pour la conduire, peut-être avec moi pourrait-elle venir...
La Nannon m'a jeté un bien vilain coup d'oeil; mais, nonobstant, le Francis, qui paraît d'un long rêve enfin sorti, a tout de même répondu : « Allez-y si vous voulez ! Mais je veux qu'ensemble vous rentriez. »
Le clou est planté, sur lequel nous avons tous deux frappé. La partie est gagnée, à nous d'en profiter. Nous voici d'un bond levés, apprêtés; la porte, derrière nous est à peine tirée, que la Fanchette, m'attrapant le bras, me le serre à me faire crier.
ulu
En passant devant chez la Sarah, nous les trouvons, elle et le François, accouplés tous deux aussi. Ce que voyant, d'un commun accord, les deux demoiselles changent bientôt de cavaliers. Torchons et serviettes ne peuvent longtemps demeurer mêlés.
Ma petite Sarah, toute caressante, se presse gentiment contre mon bras et me force à ralentir le pas. « Nous avons — me dit-elle — à nous causer. » — Tiens ! dis-je, faisant l'intrigué, est-ce donc pour nous marier ? Elle me clôt le bec avec la main. Non ! ce n'est pas pour cela, mais la fine mouche veut seulement, pour aujourd'hui, savoir en vertu de quelle occasion je m'accouple ainsi avec les filles de maison. Je lui narre mon odyssée, et même — grand be-nêt — je lui certifie qu'il n'y a nulle idylle entre moi et la Fanchon.
Mon miel est sans odeur; à le goûter, la pauvre Sarah n'apporte point d'ardeur. J'ai beau la rassurer, insister, c'est tout comme si j'avais chanté. Boudeuse, contre moi elle se pelotonne, hoquette, et dans mes bras soudain se met à pleurer. Il me faut longtemps la consoler. Je crois bien que pour y arriver, j'ai été obligé de l'embrasser... Je n'en suis d'ailleurs pas tellement fâché.
Tout étant enfin câliné, de rattraper les autres, nous nous sommes empressés. Et, au pâtis, nous sommes arrivés comme la borde commençait de flamber...
ulu
C'est la plus belle que j'ai jamais vue de ma vie de Morvandiau.
Un petit vent du nord la cingle en pied, et, toute blanche, fait monter la flamme jusqu'en haut du bûcher.
Et nous, tout alentour, avons l'air de petits lutins rouges, joyeux et échevelés, folâtrant, tournoyant comme une nuée de papillons autour d'une lampe par une nuit de juillet. Ce n'est que cris, que chants et que rires; ce n'est que sauts, que courses, pirouettes et bousculades.
Tout à coup, quelqu'un crie : « En place pour la ronde. »
Alors, obéissant comme au sifflet, en un clin d'œil, filles et garçons intercalés, toute l'assistance est rangée autour de l'immense flamme qui, prisonnière de nos mains nouées, par le chemin des nuées cherche à nous échapper. Et la farandole commence pendant que chacun chante un air à la mode en ce temps-là :
0l ô gambi. l'gars du Bois-Couchas:
De sa gambette, ol ô gamba,
Lire-lalirette, lire-lalira,
De sa gambette,
Lire-lalirette.
0l ô gamba,
Lire-lalira.
Et le feu de crépiter, de grimper jusqu'au bonhomme empaillé qui s'enflamme enfin, faisant au-dessus du monstrueux brasier, un tout petit feu follet, qui au vent lance des pets. Cependant que nous accélérons la ronde en hurlant un autre couplet.
Voilà pourquoi nous n'irons pas,
A l'amourette au Bois-Couchas,
Lire-lalirette. lire-lalira,
A l'amourette,
Lire-lalirette.
Au Bois-Couchas,
Lire-lalira.
Et la ronde s'emballe, s'exaspère en une cadence folle jusqu'à ce qu'une maille, enfin trop brusquement tirée, lâche prise et laisse aller toute la file de danseurs désarçonnés, en un tourbillon lancée, s'entre-bûcher et, les uns sur les autres rouler comme un panier de pommes renversées.
Ensuite, commencent les jeux de société, de rires et de cris ponctués.
Il faut l'un l'autre se mâchurer, l'un l'autre dans la braise ardente se pousser, ou encore par-dessus sauter. Cela ne-finit pas avant que chacun ne soit trop fatigué.
Moi, avec la Sarah, nous n'avons pas arrêté. La Fanchette non plus, quoique retenue un peu, n'a pas capitulé. Mais voici qu'un complot est fait entre le grand Fortin et le bon Claudi : II s'agit de prendre à deux la Fanchon et de la balancer au-dessus du feu jusqu'à temps qu'elle se récrie. J'ai, par surprise, tout entendu. Je la vois en danger et je m'avance près du Claudi — qui a bien dix-huit ans et une carrure d'orang-outang — et de faire ce qu'il a dit, je lui défends. Assis sur la mousse séchée par le feu, le géant me toise, moi, tout gamin, tout debout guère plus grand que lui-même assis. Il m'écrase sous son mépris. Le voici levé, faisant signe au Fortin, et tous deux s'approchant de la pauvre Fanchon qui ne sait rien. L'un l'attrape par les pieds, l'autre par les épaules la tient, et les voici qu'ils s'approchent du brasier, pensant tenir à bout leur pari... Je ne sais pas bien comment j'ai fait pour tenir le mien, mais je l'ai tenu tel qu'un ancien. J'ai vivement ramassé, dans l'une et l'autre main, deux gros tisons bien ardents, et, avant qu'ils ne se soient du feu trop rapprochés, je leur ai mis sous le nez à chacun son tison flambant.
La Fanchette, ils l'ont bien lâchée ! Et moi, gardant en main mes deux épées, qui étaient aussi des boucliers, tel le bon ange Gabriel courroucé, je leur ai dit : « Je vous ferai voir de quel bois je me chauffe, moi Nâthiou, si vous le voulez ! »
Comme tous quatre, ainsi qu'à l'aller, nous nous allons coucher, la Sarah, tout contre moi bien serrée, m'a dit :
« Je ne te croyais pas si brave ! Pour me protéger, moi, l'aurais-tu fait ? »
— Pour toi, ma toute petite Sarah ! j'aurais fait encore bien mieux. Chacun leur brandon je leur aurais fait avaler !
Les autres une fois quittés, la Fanchette au bras m'a repris. Quand à la barrière nous arrivions, dans le noir d'encre où nous étions, elle a bien pensé à me dire merci, et, ses deux bras à mon cou jetés, elle m'a rendu le baiser qu'à la Sarah j'avais prêté.
Depuis longtemps, le Francis avait envie d'aller fêter la 'Saint Andoche chez un arrière-cousin qui est à Montivent, tout près de Saulieu. Cette année, il a décidé de ne plus remettre, tant les invitations de son parent se sont mani-festées avec insistance... Comme les deux bœufs roussots commencent à se faire vieillots — et que d'ailleurs il y a deux châtrons de trois ans qui pourront, à leur place, faire les blés dès cette année — il a décidé de les conduire à la fameuse foire de Saint-Andoche qui se tient les jours avant la fête, et d'essayer de les y vendre. De plus, j'ai été averti huit jours à l'avance que je l'accompagnerais pour tenir les bœufs sur le champ de foire au cas où lui, Francis, aurait besoin de s'éloigner un moment pour aller boire chopine ou pour toute autre cause. Qu'ensuite, au cas où ils ne seraient pas vendus, je les ramènerais à la maison après un repos d'une journée à Montivent, afin de ne pas trop les essouffler.
Je ne dirai pas que je suis fâché d'aller à la foire, surtout à celle de Saint-Andoche où il y a toujours, outre une assistance nombreuse et disposée aux amusements , une véritable fête foraine bien équipée en chevaux de bois, cirques, comédies, arracheurs de dents sur leurs voitures rutilantes de cuivres bien astiqués, etc... etc... Quand on a été assez heureux d'aller une fois à la Saint-Andochc, on s'en rappelle toute sa vie, et quand on n'y est pas encore allé, on a bien bon espoir de ne pas mourir sans cela. Outre que Saulieu est pour tout Morvandiau ce qu'est la Mecque pour tout Mahométan, on y trouve, en ces jours de Saint Andoche, une affluence énorme de gens venus de tous les points du Morvan dont Saulieu, la ville sainte, est aussi la capitale.
« C'ô iqui qui sont tourtous chez nous ! » Chacun le sait, en use, abuse et surabuse. Cela fait que pendant ces quelques jours de liesse, Saulieu est le lieu le plus gai du monde et aussi, momentanément, un centre de commerce fort appréciable, comparé à d'autres villes plus importantes où il y a tribunaux, garnison et hauts bénéficiaires de religion.
Bref, je suis fort satisfait de la décision du Francis, et je m'efforce bien, pendant tous ces jours-ci, de lui donner aussi satisfaction, afin de ne rien faire qui me ferait mériter d'être puni...
ulu
Nous voici en route au jour dit. Dès le matin, les bœufs sont liés, avec, sur chaque tête, une botte de bon foin choisi. Nous avons avalé sans faim une bonne soupe à la crème que nous a faite la Nannon qui devient bien un peu dépensière depuis qu’elle prend de l’embonpoint. — A propos de cela, j’ai remarqué que le Francis ne doit pas être pour elle un fort bon mari. Si avec la Sarah, j’étais, moi, marié, je serais bien aise de la voir, en bonne santé, grandir et prospérer. Au lieu de cela, lui, il fait la tête ; assez souvent il la dispute sans rime ni raison. Puis il boude, il fait la bête. Et plus elle est bien portante, plus il enrage et se tourne vers la Fanchon. Ce qui fait dire aux gens du pays qu'il y a des chances qu'il perde un jour la raison...
Nous allons doucement, au pas des bœufs qui ruminent leur chemin, qu'ils ne reverront peut-être plus. Je suis devant et, de temps en temps, je leur tends l'aiguillon. Le Francis, en arrière, a l'air pensif d'un homme qui regrette ses vieux compagnons. Du moins, c'est à cela que je songe, et cela me fait aussi de la peine, au fond... Mais il doit y avoir d'autres sujets à ses méditations. Peut-être que ('héritage de la Nannon n'a pas produit tant qu'il en espérait, car ils n'en ont jamais, devant moi, reparlé depuis la mort de ce vieux ladre de Cherli. Je sais qu'après la Saint Andoche enterrée, le maître doit aller ensuite à Montabon; c'est sans doute pour y recevoir le montant de la succession... Quant à moi, la vente des bœufs m'inquiète moins depuis qu'il m'a dit qu'au marchand il réclamerait au moins une pistole d'épingles. Cela, avec dix sous que j'ai de reste sur mon habillement depuis que je suis gagé, me fera riche et capable de voir, avant que de m'en retourner, de la Saint Andoche toutes les curiosités... :
Puis il y a bien des choses que je voudrais m'acheter. Un chapeau, moi qui n'en ai encore jamais porté; une cravate à pois dorés qui ferait si bien sous ma blaude fendue par devant; et des souliers, mais des souliers bien ferrés, pas de ces souliers comme en ont en ville les freluquets, qui ne laissent sur la terre mouillée qu'une méchante marque qu'on dirait faite par une fillette endimanchée. Je deviens garçon maintenant et c'est légitime que je n'aie plus l'air d'un niot qui ne peut seulement pas gagner de quoi s'habiller. Et puis la Sarah, aussi, commence à se pomponner, quel air j'aurais, si elle n'avait pas aise à me regarder ?...
Je gagne un louis par an. Moitié pour placer, moitié pour m'habiller. Cela va pour cette année, puisque je n'ai pas fini d'user mon paquet (Chaque année, les jeunes pupilles de l'Assistance publique reçoivent une rechange de vêtements, un « paquet ». A partir de treize ans, leurs patrons les habillent en retenant une partie de leurs gages.). Mais l'année prochaine, je serai drôlement harnaché si je n'ai pas plus à dépenser. Enfin ! il faut bien économiser... Pourtant si je pouvais acheter, pour la Sarah, un petit colifichet...
Je marronne tout cela en allant à la Saint Andoche, ayant, par dessous mon mouchoir à carreaux violets, mes dix sous, bien au chaud, dans le fin fond de ma poche.
ulu
Enfin nous voici sur la foire arrivés. Mon Dieu ! que de monde il y a. Et du neurrain, bœufs, vaches, cochons, poulains, tout cela aux autres bêtes mélangé ! Et l'on dit que la France fut détruite par les Prussiens !... Vers un mur, nous nous sommes, avec nos beurnots, rangés, pour attendre les chalands s'approcher. Je suis tout étourdi, ébaubi. J'ai beau regarder, j'ai beau écouter, je ne vois rien, je n'entends que des bruits confus, des beuglements, des cris et des tapements de mains, que cela n'en finit plus.
En déliant le bottillon, le Francis m'explique des raisons : « Méfie-toi des Valottins ! De maquignons ils se donnent la chanson, pour cacher les voleurs qu'ils sont. Il ne s'agit pas de faire le couillon ! Si, en mon absence, ils te viennent des bœufs demander le prix, dis-lui qu'à moins de cinq cents écus, ils ne seront pas vendus ! »
Je ne sais pas trop ce que c'est qu'un écu, je n'en ai jamais vu. Mais un couillon, je crois bien le savoir. C'est probablement un mauvais garçon qui se fait battre à toute occasion. Aujourd'hui, ce n'est plus de saison. J'ouvrirai l'œil, et le bon !
Et me voilà planté devant mes deux corbins, par la gueule attachés après leur botte de foin. Je ferais bien comme eux, si j'avais un trognon de pain…
Pendant longtemps, le Francis, dans la mêlée, va, vient,. s'informe, tâte le terrain. De près ou de loin, de sa haute stature dominant l'assemblée, il veille à son butin. Tout à coup, je ne le vois plus... Sans doute avec quelque copain,. est-il parti se désaltérer... Le voici qui revient, tirant par le coude un homme dans une blaude à boutons blancs. Je ne sais pas ce qu'ils ont dit, mais l'autre, malgracieux, fait déjà le mécontent.
Et mon Francis de faire valoir ses bœufs, de les revirer, de les tialer, puis de les faire reculer, de faire voir, en un mot, comme ils sont bien dressés. L'autre ne mord point; à faire l'incertain, il enchaîne son destin. En fin de compte les voici repartis, me laissant avec les bœufs du Francis, et gardien de sa fortune, pendant qu'au bouchon voisin, ils vont, en vidant un cruchon, ravitailler leur éloquence et raffermir leurs raisons.
Il y a déjà longtemps que je suis là. Le soleil, monté là-haut, après avoir bien réchauffé ma sueur rentrée, commence à me brûler le col, à m'éberluer. Le brouhaha s'est. un peu calmé, ou je m'y suis habitué. Les bœufs, aux mouches exposés, commencent à ginguer. Et moi, de plus en. plus, j'aimerais un peu boire et beaucoup manger.
Voici enfin un marchand qui s'approche de nous, tâte les côtes au Ramé, puis au Frisé, les pince tous deux au nez pour voir leur dentier, s'écarte un peu, et puis revient, faisant le dégoûté : « Combien, mon fils, tes deux capucins ? »
— Cinq cents écus, pas un de moins. Plus une pistole d'épingles pour le gardien, ai-je répondu, tel que l'a dit le Francis.
— Pas bête, mon gamin ! répond le maquignon. Tu diras à ton patron qu'il aura cinq cents écus quand autant que lui ses bœufs seront cornus. Et toi, si tu fais bien la commission, tu auras deux pistoles de plus.
Cela doit certainement être un Valottin ! Mais, s'il ne laisse voir ses écus, il a tôt fait de tourner le cul. Sans cela, mon aiguillon n'allait pas tarder à lui caresser le croupion. Je suis en colère, oui ! Et, surtout quand j'ai le ventre creux, je n'aime pas trop les insolents.
ulu
La soupe de la Nannon est bien près de mes talons...
Voilà qu'à l'horizon se laisse tomber le « Bourguignon ». Le Francis ne revient pas. Et pas le moindre croûton. Mes dix sous, dans le fond de ma poche, commencent à se chamailler; on dirait qu'ils veulent tous être dépensés. La foire de Saint Andoche, certes, est bien jolie. J'entends de loin les flonflons, les cornemuses et les violons, mais, de tout cela, j'ai crainte qu'il n'y en ait que pour les patrons. De régal, je n'ai que les moucherons qui m'aveuglent, et les foirons qui éclaboussent mon pantalon. De temps en temps, le vent follet m'apporte, par-dessus le foirail qui peu à peu s'éclaircit, des vapeurs de rôtis qui ne font que davantage aiguiser mon appétit. Si seulement j'avais à croquer le moindre petit pain micbon ! Mais rien, pas même le moindre radis.
Je suis là depuis le bon matin... Le jour baisse et la nuit vient.. Du champ de foire tout le monde est parti... Où diable, donc, est passé mon bon Francis ?...
Chacun des voisins, en emmenant ses bêtes, m'a dit : « Faut t'en aller, mon petit ! Il n'est plus l'heure de vendre les bœufs du Francis. »
Moi, malgré la chaleur, malgré la faim, malgré la soif, malgré la nuit, malgré le vent frisquet, malgré les bœufs qui baissent la tête et cherchent à s'en aller aussi, malgré tout cela, et les Valottins par-dessus, je tiens bon et ne me rendrai pas. Contre l'Univers entier, je veux être bon soldat. Si la faim me tenaille, je lui dis : « Va chercher le Francis ! » Si c'est le frais qui me fait, sous ma blaude de coton, frissonner, je lui crie : « Va-t-en réveiller mon Francis !» Si le Frisé, sur le Ramé, fait une feinte pour me tourner les fesses et s'esquiver, je m'élance : « Holà ! Ho ! par ici ! Attendons voir notre Francis ! »
ulu
Dire que j'entends là-bas, de l'autre côté des maisons, du bruit, de rires, des cris, des danses, des sauteries et des chansons ! Par-dessus tout le pays, Je vois des lueurs dansantes qui trouent le ciel gris...
Enfin ! je crois... Ah ! oui ! je vois une ombre zigzaguante qui dans le noir semble se glisser... — « C'est vous, Francis ? »
C'est bien lui, oui. Mais soûl ! mais rond ! Ah ! bonté divine ! qui, à quinze pas, me crie : « Holà ! Hé ! qu'attends-tu là, espèce de sacripant ? au lieu de conduire ces bêtes à Montivent ! »
On a beau savoir raisonner, ce n'est guère l'instant de s'expliquer.
Et nous voilà tous quatre errant par des chemins que je n'ai jamais connus, que lui ne reconnaît plus, que les deux moins bêtes fuirent comme n'étant pas celui de leur écurie.
Des heures nous marchons, nous traînons, les uns leur épuisement,, l'autre son complément, allant de Collonges au faubourg Saint-Nicolas, de Collanchère jusqu'en Villargoix et du Poron à Vrilly, celui du bas. Nous traversons six fois Saulieu, ameutant les chevaux de bois qui se cabrent pour nous voir déambuler, rompant des quadrilles de carrefour qui, pour n'être pas bousculés, doivent se débander, à la fin nous faisant huer et traiter de chie-en-lit par les noctambules qui nous poursuivent de lazzis et nous lapident à coups de flacons vidés. Les chiens se mettent de la partie aussi, nous hurlant aux chausses et nous montrant les crochets.
Je marche devant, à droite, à gauche tournant au commandement. Les pauvres bêtes, rendues dociles par leur éreintement, suivent tant qu'elles peuvent, en vrais pénitents. Le diable, boitant, trébuchant, sacrant, jurant, vient derrière, long à se dessoûler...
Quatre fois nous avons fait le chemin de Saulieu à la maison... Et, au petit jour, nous tombons tous quatre, morts, sous le grand orme qui est dans la cour du cousin de Montivent.
ulu
Au grand soleil me voici réveillé... Le cousin, à force de rire, dès qu'ouvrant sa porte il nous a dépistés, se tient les côtes en se balançant, comme fait au vent d'Ouest une ente de peuplier. Le Francis, les yeux tout enflés, n'y voit guère et n'a pas envie de rigoler. Il a cassé son aiguillon, perdu sa casquette qu'il n'est pas prêt de retrouver. Les deux bœufs, enfin arrêtés et depuis longtemps fourbus, se sont couchés arc-boutés, sans être déliés. On dirait deux sphinxs immobiles, aux bords du Nil plantés, rêvant à la gloire des Sesostris oubliés, regardant les ondes couler et n'osant aller s'y baigner.
Moi, je suis mort de faim et de fatigue courbaturé. Mais il me faut bien, avant que d'y penser, délier nos victimes. et les mener jusqu'au pré.
Quand je suis revenu de là, je trouve mon Francis, dans l'auge de pierre, en train de se récurer. Avant que je n'en fasse autant, la cousine m'apporte à manger, et, sans me faire beaucoup prier, je m'empresse à bien me soigner.
Pour une fois, voici une bonne personne qui, en me voyant si bien dévorer, a plaint comme il faut le sort des enfants trouvés. Etant la seule que, ainsi, j'ai rencontrée, j'en garde bon souvenir et j'en pourrai témoigner au jour du jugement dernier.
Mais je n'ai pas fini qu'arrive un piéton chercher au plus vite le Francis, pour qu'il revienne tout de suite à la maison.
La Nannon a été prise dans la nuit d'un bien grand malaise qui s'est terminé brusquement par l'arrivée d'un gros garçon. II n'en a pas dit plus long, mais a insisté pour emmener au plus tôt le patron. Lui, la face à moitié réchampie, s'est dressé de son haut, criant à tue-tête à tous les échos ; « Si la Nannon a bien, sans moi, commencé son garçon, elle ira bien, sans moi, faire sa déclaration. Tonnerre de Dieu ! pour qui me prend-on ? »
Je n'ai pas tout bien compris, mais ce que j'ai bien saisi,. c'est qu'il n'est pas content du tout cette fois-ci.
C'est comme cela que je me suis fort amusé, et que je-suis revenu de la Saint Andoche en rapportant mes dix sous dans ma poche.
Quand je suis rentré de la Saint Andoche, en ramenant les bœufs du Francis, j'ai trouvé la Nannon, toute dolente dans son lit, avec un petit être, à figure de ouistiti, qui fait peur à la Fanchette, quand il faut, pour l'endormir, le mettre en sa couchette.
La pauvre Fanchette ! C'est bien ennuyeux aussi... quand on est déjà presque bonne à prendre mari, de voir arriver un intrus auquel il faudra bien abandonner une partie de l'héritage, des attentions, des soins, des cajoleries qui sont, jusqu'ici, un bénéfice sans partage. Et puis, les galants font des moqueries, quand ils voient vos doigts salis en démerdant le tout petit. Passe encore de confectionner des bavettes ou bien d'ourler des tabliers, mais porter au lavoir des langes souillés !... Et de bercer, et de chantonner, est-ce que cela n'est pas une calamité ! Car, vous le savez, pas plus que coqueter n'est glousser, chanter l'amour n'est aux poussins rappeler.
Brave Fanchette, va ! Je te plains bien à cette heure, malgré toutes tes mauvaises farces, malgré toutes les raclées imméritées que, par ton industrie, tu m'as procurées.
Je te les pardonne bien, surtout maintenant qu'elles sont en endurées.
Si cela, seulement, pouvait t'enseigner la pitié, pour plus tard quand, avec quelque Francis, tu seras mariée et que, toi aussi, tu auras chez toi quelque minable enfant trouvé ! Car celui qui est là, c'est aussi, à ce qu'on dit, un pauvre malheureux enfant que la Nannon a trouvé, sans savoir même qu'elle l'allait chercher... Et des Tiennots, ma mie, tu en trouveras aussi, embusqués aux tournants du chemin de ta vie... Puissent alors les épines qui te mordront, te faire comprendre qu'il ne faut pousser personne au roncier.
Je pense bien souvent a toutes ces choses en attendant le retour du Francis. Malgré ce que l'on pourrait penser, je ne suis guère heureux de tout ce qui arrive à ces pauvres gens. Le Francis est furieux, c'est sûr !... La Nannon, par la malchance, est bien humiliée. Et la Fanchettc, autant qu'elle, est mortifiée. Ils m'ont, depuis mon enfance, cruellement traité, et pourtant, le mal que je leur ai souhaité, je voudrais, pour leur bonheur, aujourd'hui le leur voir arriver.
Je m'efforce bien de travailler à la prospérité de la maison. Du matin au soir, je chemine ou je pioche, ou je tape ou je cogne. Je veux qu'à la Noël mon louis soit bien gagné. Du blé noir à déblaver, des pommes de terre à ramasser, il y en a cette année en quantité. Et malgré le mauvais temps, la pluie, l'ouragan, tout cela avant la neige doit être sauvé. Chaque soir, sur mes reins courbaturés, j'apporte une victoire au foyer; mes doigts, par le froid fendillés, m'en font durement payer le tribut. Mais la peine d'aujourd'hui n'est rien, si demain je n'y pense plus.
Si au moins mes maîtres avaient retrouvé leur confiance d'autrefois et leur bonne amitié !
J'aimerais autant être battu qu'obligé de vivre en cette glaciale intimité où, à tout moment, je m'attends à voir leur sourde inimitié se résoudre en violences que rien ne pourrait réparer.
Le Francis, une fois rentré, a repris sa vie muette et son visage renfrogné. On dirait un dogue sourdement encoléré de s'être vu retirer un os à moitié rongé. Le fils qui lui est arrivé, il ne l'a seulement pas regardé. -- Pauvre petit ! Ainsi que je remplaçai le Bicot, .seras-tu, dans quelques années, appelé à me remplacer ?... Ou le sein en lequel s'enfonce en ce moment ton museau glouton, sera-t-il toujours à même de remplir pour toi sa divine mission, en t'apportant, toujours et contre tout, aide utile et suffisante protection ?
ulu
Depuis longtemps, le passage des grues a annoncé frimas et giboulées. Le temps est venu où, sous le chaume moussu, tout étant bien abrité, bêtes et gens se sont aussi retirés. C'est le moment où chacun jouit en paix des rudes labeurs de l'été. L'abeille, la fourmi, bien au chaud, enveloppées, vivent en repos, tiennent conseil sur les beaux jours qui reviendront. L'homme, s'il peut, en fait autant. Dans chaque maisonnée, où règne la paix et la tranquillité, s'achèvent, autour des tisons étincelants, les petits travaux qu'on n'a pu terminer avant.
Chez le Francis, cette année, ce n'est pas comme les années d'antan. C'est un bateau sans pilote, aux caprices de l'onde abandonné. Le maître, jadis au travail toujours acharné, semble maintenant à d'autres idées se laisser aller. Dès la nuit venue et le dîner avalé, il s'en va faire ailleurs sa veillée. Son banc de sabots reste silencieux et inemployé, le chanvre par moi seul est teillé, et les Pâques seront bien arrivées avant que j'aie achevé de renter nos paniers de noisetier qui sont tous défoncés.
C'est égal, je m'encourage à travailler jusqu'à l'heure du coucher; et je voudrais qu'à moi seul dans ce foyer, je puisse ramener le bon accord et l'amitié.
La Nannon n'a pas oublié avec moi ses façons, si elle ose moins s'occuper de faire des cancans auxquels personne, pas même sa fille, ne répond. Mais elle a enfin posé le bâton, et je n'écoute plus guère ses ronchons. Fort de ma vertu et de ma bonne volonté, je sais bien qu'une fois impatienté, je pourrais bien aussi lui lâcher quelque bonne vérité.
Le voici encore arrivé, la hotte au dos, la goutte au nez, son grand manteau fourré tout de neige enfariné. Comme l'an dernier il était venu nous annoncer le trépas du vieux Cherli, il vient, cette année-ci, nous recommander de bien baptiser le fils du Francis.
Vieux père Noël, tu n'es pas bien gentil, on ne te voit jamais quand nous avons de froid les mains toutes gercées, et que nous sommes par le verglas engourdis. Et encore, tu viens, dans nos campagnes toutes gelées, vider le fond de ta hotte où il n'y a plus que quelques figues ridées, quelques oranges anémiées et de pauvres noix depuis des ans séchées. A peine, pour ceux des champs, as-tu gardé quelques bonshommes en pain d'épice fanés ou de rares bâtonnets de sucre d'orge empapillottés. Alors qu'à ceux des villes, tu as royalement tout distribué, le dessus de la hotte et le contenu du panier. Je pourrais bien d'ailleurs ne te rien réclamer, puisque, pour moi, sous la grande cheminée, dans mes sabots pourtant bien torchés, tu n'as jamais rien laissé qu'une belle cime de bouleau pour me faire fouetter, Mais, pour les autres au moins, tu ne devrais pas être si regardant. Tu es bien trop riche, en vérité, pour être si chche, et pour faire des enfants d'ouvriers, et aussi des fils de paysans, une manière d'enfants trouvés. Et puis, avant de nous arriver, si fatigué, et trop bien dépouillé, est-il donc bien poli de te faire annoncer par une tombée de neige qui te gêne pour marcher, et sous laquelle, étant si bien cachés, tu fais semblant de ne pouvoir nous trouver ? C'est peut-être bien là une bonne excuse pour ne pas trop nous gâter...
ulu
Quel temps qu'il fasse, la Nannon n'a pas calé. Le nouveau venu, elle a voulu baptiser. Avant ses trois mois, dans l'Eglise, un chrétien doit entrer; on ne peut donc pas davantage retarder. Un dimanche étant veille de Noël cette année, avant Noël, il sera sanctifié. La Fanchette et le Francis iront tous deux le patronner et déclarer qu'il ne doit pas plus loin porter le poids du premier péché; pendant qu'à la maison, un grand festin sera préparé.
Les jours précédents, nous avons sacrifié dindes et poulets, saigné le cochon gras et confectionné boudins et cervelas. Nous ferons d'un même coup Saint Boudin, Réveillon et grand tralala.
Dans toute la France entière, il est de bon ton de brûler à la veillée de Noël une bûche quelconque appelée « bûche de Noël ». C'est une coutume qui n'est qu'un grossier démarquage de la véritable tradition. Celle-ci consiste à brûler, ce jour-là, en vue de réchauffer l'Enfant-Dieu et la maman alanguie, un arbre entier ou au moins une souche qui, seule, peut répandre l'allégresse qui doit marquer la venue du Créateur. Les Morvandiaux — ne vous déplaise — sont restés ici les gardiens de la véritable orthodoxie. C'est pourquoi, j'ai été chargé de trouver une bonne souche bien sèche à mettre en travers du foyer, qui, sur sa braise épandue, fera bouillir potées et civets, rôtir grillades et boudins, côtelettes et poulets. Elle réchauffera, pour le surplus, le fils de la Nannon, tout en faisant honneur à son petit frère, l'enfant Jésus.
Pour une fois, j'ai bien tombé. J'ai, après avoir bien fouiné, trouvé un vieux tronc d'ormeau, encore tout raciné, qui, dans le fond de la remise, dormait, sous le bois sec rangé, depuis plus de dix années.
Quand sur les landiers, je l'ai installé, la Nannon n'a pas oublié, comme c'est de coutume,, de bien fort me remercier.
« On voit bien, — a-t-elle dit — que c'est de gueule qu'il retourne. Si c'était pour travailler, tu ne serais pas si avisé. »
— Merci bien ! j'ai dit. Pour cela ou le reste, je suis bon valet. Vous n'avez qu'à commander, et toujours j'obéirai !
Faisant l'affairée, sans oser riposter, elle s'est sauvée dans son cellier.
La Fanchette et le François, l'un bellement préparé et l'autre bien attifée, sont partis avec le tout petit, entre deux tétées. Des voisines sont allées avec. eux pour le mieux porter. Dans le bas du pays, ils ont été rudement fusillés. Car il est de mode, dans notre pays, qu'au travers du feu il faut passer quand on s'avise d'aller se lessiver des erreurs de ceux qui nous ont précédés. Et c'est bien pis quand on désire avec une femme aller se coucher. C'est alors une bonne occasion, pour le garçon d'honneur, d'envoyer, de son écu, clientèle au bouchon. Autrefois, il en était de même quand, au cimetière, on allait se reposer. Mais cela ne se fait plus depuis que le bon saint Pierre a fait mettre une porte de grange au paradis et qu'il l'ouvre toute grande à des gens qui, dans le temps jadis, n'auraient pu y être admis. Je crois que c'est la Révolution qui a été la cause de ce manque de dévotion.
La Nannon et moi, nous avons toute la journée, et sans accrocs, préparé tables et fricots. Le Francis, lui, avant les parrains était déjà parti. Ses grandes bottes graissées et son chapeau neuf il avait mis.
Enfin, le soir est arrivé. Le parrainage rentré, les invités aussi, la porte close, tout chacun, en rond, autour des tables s'est assis.
La souche de Noël flambe jusqu'au linteau de la cheminée de granit, sous lequel passerait à cheval un hussard avec son fusil.
Dans la grande cuisine tout le monde, à son aise, jouit à point de la bonne chaleur, de la belle lumière et de l'excellente odeur. Devant l'âtre, sur la belle braise rosé, la bonne potée bouillonne, le rôti rissole, le ragoût mitonne,, le boudin se recroqueville, la grillade se gonfle et se contorsionne, et tout cela fait une jolie musique qui vous rentre par le nez et vous tombe tout droit dans le gosier. Pour goûter comme il faut cette jolie musique-là, pas besoin d'oreilles. Un ventre creux est bien meilleur musicien qu'un pinceur de guitare ou qu'un virtuose du violon.
En attendant de soigner les bedons, on s'échauffe à raconter chacun sa leçon. Les hommes causent du prix des cochons, les femmes, du prix du beurre, de la rareté des œufs et des mariages qui se font. En attendant que rentre le Francis qu'en soi-même chacun trouve un peu malappris.
Et cela dure un bon moment, cependant que le potage, sur la table servi, se refroidit ; que le boudin, grillé, commence à brûler; que la grillade se racornit; que tout le reste, à force de cuire, va être tout brûlé ou ramolli. — Ah ! tout de même, ce Francis !...
Et la table a l'air de dire, à chacun, quand on la regarde, sous sa belle nappe de fête bien blanchie, avec toutes ces vaisselles empruntées à travers le pays : « Approchez-vous donc ! qu'est-ce que vous attendez ? »
Je pense, moi, à la foire de Saint Andoche, et de crier fort, j'ai bien envie : « N'attendons pas plus longtemps ce cochon de Francis ! »
Enfin, d'attendre lassée, et voyant son monde qui commence à faire le nez, la Nannon a dit : « Faut toujours commencer ! Le Francis, quand il sera venu, se dépêchera de nous rattraper. »
Alors, tout le monde, las de bouder, fatigué de jeûner, ayant assez humé, se range autour du fricot afin d'en profiter.
A mon petit bout de table, je ne suis pas le dernier placé. A la bonne musique de tout à l'heure il en succède une autre qui vaut mieux encore. La basse des conversations s'est tue, pour laisser la place au cliquetis plus cadencé des couverts et des gobelets. Dans un bal bien conduit, à chaque figure correspond un nouvel accord et de changer de refrain ne fatigue pas de danser. Les musiciens seront las de jouer bien avant que ne le soient les danseurs de sauter.
Les Morvandiaux, vous le savez bien, de la gueule ne sont point manchots. C'est plaisir à voir, malgré l'absence du Francis, comment, ce soir, ils descendent la soupe et le rôti, le pâté en croûte et le poulet farci. Pends-toi, malheureux Francis ! Sans toi, nous aurons bientôt vaincu, et, sauf moi, chacun s'en ira se coucher sans seulement savoir qui t'a si bien fait cocu.
Le père Jean-Claude, tout maigrelet, tout fluet, tout rasé, les joues et le menton comme trois apis, à côté du gros Cadiche, avec sa grande barbe couleur de suie jusque sous la table allant plonger, se sont pris d'honneur à qui le mieux .manger. Ce serait plaisir de roi que de les voir, à coups de fourchette, si bien se disputer... si je n'étais moi-même si bien occupé. Le vieux Jean-Claude, je crois, n'est pas de taille à s'y frotter. Il a beau mordre et se bien dépêcher, il a beau, avec son couteau de poche, couper, morceler, il n'arrive pas assez vite à mastiquer. Le Cadiche, au contraire, avec ses gros yeux bon enfant, qui, sur une bouche invisible, ont usurpé le droit du rire, s'en tire, ma foi, que c'est un agrément. Un boudin de six pouces en deux bouchées croqué, un grand verre de vin aussitôt bu que versé, ont, au milieu de tout ce poil lustré, si vite disparu, qu'on n'a pas eu le temps de voir où cela a pu passer. Et de soigner son compère, il a bien encore le temps, sans qu'il lui en coûte autrement. — Et de verser à boire, et de trinquer, et « bois donc ! » — Le pauvre Jean-Claude s'est embauché dans un bien rude atelier.
Mais voici que, depuis un moment, ma bonne souche, si active à flamber, se met à fumer. Je me dérange pour aller voir ce qui la fait ainsi noircir au lieu de se consumer. Je n'y comprends rien !... Est-ce que plus loin que l'aubier, la flamme ne saurait l'attaquer ? Je cours chercher d'autre bois plus menu et je m'escrime, entre les lèchefrites et les poêlons, à tout rallumer. En vain ! C'est comme si tout ce-bois était ignifugé. Un sort, sur notre soupe, a certainement été jeté !... Je souffle, je souffle, rien n'y fait. Pendant ce temps-là, une épaisse fumée dans toute la salle se répand, au lieu de s'en aller, comme elle a le droit, par la cheminée et jusqu'au ciel porter, aux Saints du Paradis,. nos souvenirs et la bonne odeur de nos rôtis. « Ouvre la porte! — crie la Nannon. — Es-tu, à ce point, si étourdi? »
La porte, je l'ouvre bien. Mais sans autre résultat que de faire, par le bas, les gens s'enrhumer, pendant que, par le haut, la fumée les fait éternuer. Pendant que, si affairé, je me démène, je vois bien le Jean-Claude qui dans l'ombre s'est glissé, jusqu'au dehors pour aller se débarrasser.. Peut-être, ayant envie de tricher, avec le Cadiche veut-il recommencer...
Enfin, je suis désespéré! Quoi donc, maintenant, me faut-il inventer ? Il y avait bien une autre souche qui, étant de noyer, aurait peut-être mieux brûlé. Je m'écarte un peu, je réfléchis... Moi aussi, je commence à pleurer, sans savoir si c'est de tant fumer ou de si mal finir un dîner si bien commencé...
Tout d'un coup, comme la grande horloge, dans son coin, sonne minuit, malheur de malheur ! on entend un formidable bruit, un coup de tonnerre qui fait tout trembler, éteint toutes les lumières, pendant qu'une avalanche, une cataracte de je ne sais quoi s'abat, par la cheminée, sur notre festin refroidi, renverse chaudrons et bœuf bouilli, fait sauter tourtières, cocottes et grils, et, pêle-mêle dans la cuisine, asperge toute l'assistance de sauces et de hachis.
Vous voyez cela d'ici... Tout le monde avec le même cri, s'est sauvé ou s'est caché. Pour trouver la porte, dans l'obscurité, plusieurs se sont tellement bousculés, comme si cela n'avait pas été assez qu'il y eût des brûlés, qu'il y a eu aussi des écrasés. L'Edmond de la Reinotte a marché sur le pied de la Fifille du Cadet, et je crois que cela va être un mariage défait. Mais ce que personne ne pourrait supposer, c'est qu'aussitôt le tonnerre passé, ma souche s'est remise tout seule à flamber, m'éclairant dans tout ce carnage, moi seul resté, avec le Cadiche, sur son banc, en face de son verre vide et de son assiette torchée, qui n'avait pas perdu courage et criait à tue-tête le Jean-Claude pour qu'il vienne achever avec lui de souper.
J'avais bien pensé que le coup de la Noël n'était qu'un tour de physique qu'à la Nannon le Francis avait voulu jouer. Mais il m'a bien fallu déchanter, puisque, pendant une semaine entière, traînant d'auberge en bouchon, le brave homme n'a pas dessoûlé, et, qu'en fin de compte, ivre-mort on l'a ramené jusqu'à temps qu'il lui prenne .goût de recommencer.
Pour le coup du tonnerre, mon enquête m'a démontré que le grand Fortin et le bon Claudi, pour se venger, sur moi, de n'avoir pu, à la borde, incendier le derrière de la Fanchette, des circonstances se sont servis.
Le toit, par derrière la maison qui se termine par un appentis, descend jusqu'au ras de terre. Et cela leur a permis de rouler du bas jusqu'en haut une énorme meule de neige dont, forts comme ils sont, ils se sont bellement servis pour coiffer la cheminée, éteindre ma souche, la faire fumer, m'empêcher de souper, et, par-dessus tout, faire péter le tonnerre à l'heure même ou, de la Vierge-Mère, naissait le divin Enfant.
Et ce tour de coquins, ils l'ont si bien, tous deux, signé de leur crayon sur la neige fondante, que j'avais moi-même signé mon innocence pour le coup de l'ânon.
Eux, non plus, ne sont pas des capons. Mais, plus tard, nous nous reverrons...
F I N
TABLE DES CHAPITRES
Le Bicot……………………………………………........ 4
Sarah…………………………………………........… … 8
La Communion des saints (sancta sanctis).. 13
Le marchand de futaine..........................…… 17
Le « Nâthiou » ...................................…........ 20
Le soir des bordes................................……... 23
La Saint Andoche................................. …..... 28
La souche de Noël................................……... 33
INDEX DES NOMS DE LIEUX
Avallon 18
Bois-Cauchat 21
Collanchère 32
Collonges 32
Grands bois (les) 30
Guyon (moulin) 21
Laroche 22 - 24
Molphey 19 - 24
Moncheillon (bois de) 12
Mont Martin 12
Montabon 21 - 29
Montachon 24
Montberthault 24
Montivent 28 – 31 - 32
Montsauche 3
Paris 4 - 22
Pierre Virée (la) 15
Poron (le) 32
Rouvray 24
Saint Brancher 12
Saint Brisson 21
Saint Didier 16 - 24
Saint Germain de Modéon 24
Saint Nicolas (faubourg) 32
Sainte Magnance 24
Saulieu 3 – 18 – 28 - 32
Semur 18
Vézelay 3
Villargoix 32
Vrilly du bas 32