Un Livre ...
à la Loupe ...
Les ouvrages mentionnés dans cette liste
sont ceux d’écrivains ouvriers (ou prolétariens)
ou ayant rapport avec la littérature ouvrière ;
leur insertion est gratuite. De même,
nous nous réservons de ne rendre compte
que des ouvrages qui nous sont adressés,
traitant des mêmes sujets.
C'est aujourd'hui Christian Porcher pour l' A.P.L.O., qui s'est penché sur :
Le Bois des Hommes, roman de Fabrice Loi,
paru aux Éditions YAGO 68-70 quai de Jemmapes 75010 Paris
Il y a toujours pour moi un peu d’appréhension à ouvrir les pages d’un premier roman, surtout depuis les innombrables tentatives de révolutions en tout genre dans l’expression et le langage pour paraît-il “changer la vie”. Depuis plusieurs dizaines d’années que ça dure on peut juger du résultat car ces tentatives ont surtout changé celle des auteurs qui ont alors vu dans le travail, l’usine, un nouveau terrain de jeu et de recherche esthétique : de quoi vous éloigner définitivement des livres portant trace de l’association entre littérature et travail. Après les épisodes F. Bon, N. Kaplan, B. Noël et consorts le chat-prolo aux pattes calleuses qui cherchait de quoi satisfaire sa curiosité littéraire à propos de sa réalité quotidienne: l’atelier, les débuts de mois, le chantier, l’ubuesque des relations de travail dans les bureaux ... ne pouvait qu’être échaudé après ces tristes auteurs où tout sonnait faux, irréel et totalement étranger à sa perception personnelle car vécue de l’extérieur et des trop hautes sphères d’un intellectualisme glaçant. Il n’avait donc plus envie de fourrer ses pattes dans ce que ces insipides auteurs avaient ainsi dévoyé et dénaturé, d’où ils avaient extirpé le sens vital, humain, sensible et imparfait. Il y eut aussi la “littérature blanche”: vous savez celle qui vous éloigne encore plus des auteurs et dont on se demande de quelle chair sont faits les auteurs, apparemment dénués de toute sensibilité, l’intérêt pour le palpitant et le nerveux. Mais je ne veux pas m’étendre sur ce trop triste sujet qui pourrait m’attirer les inimitiés de quelques amis...
Je ne sais par quel miraculeux hasard est arrivé un jour dans ma boîte aux lettres un paquet adressé par un bouquiniste de Marseille. Il contenait le roman de 390 pages de Fabrice Loi, Le Bois des Hommes.
A demi convaincu par une quatrième de couverture un peu fourre-tout et pas non plus rebuté par les quelques pages feuilletées à la volée je me suis plongé de la première à la dernière page dans Le Bois des Hommes, et plusieurs fois de suite car des amis à qui j’en avais parlé m’ont demandé ces lignes.
L’un des grands plaisirs procuré par la lecture de ce livre est à mon sens de ne sentir à aucun moment l’auteur écrire et faire du style en bombant sa plume à chaque paragraphe. Et pourtant les 390 pages en sont imprégnées. Don peut-être lié aux qualités de musicien de jazz de l’auteur qui compose au fil de sa sensibilité une improvisation harmonieuse. Mais mieux qu’une improvisation il y a dans Le Bois desHommes une construction qui je l’avoue m’a un peu dérouté dans les cent premières pages où le lecteur voyage du Mali à Paris, puis des chantiers à la vie sentimentale du narrateur présenté sous les traits d’Ivan, et parfois à la première personne du singulier. Mais cette construction boiteuse ou inhabituelle ─ pour moi ─ finit par s’équilibrer et offrir au lecteur des repères solides servis par des observations qui trouvent de l’écho chez un lecteur attentif à une vision authentique et juste car vécue de l’intérieur. Quel écrivain en chambre pourrait composer pareil dialogue entre le patron charpentier François Poildart, de Chaumont, et ses deux ouvriers intérimaires. C’est le patron qui prend la parole et l’un ou l’autre des deux ouvriers lui répond :
─ Rien n’est utile, à part un toit. Faut bosser comme un chien, et pis c’est tout ! Faut des toits, des charpentiers pour les faire, et des gens dessous qui bossent pour payer ! Et voilà !
─ Tu parles, les “chiens” comme toi, je les connais, ils se payent des baraques en loucedé des impôts. Et 68... Me fais pas rire... Ça va ta ferme dans la Loire ? En pierre blanche ? Et ton salon TV ? Tu crois que je me fie à ton allure de clodo? Avec ton vieux Mercedes rouillé, t’es un combinard, et un vrai de vrai... C’est pas un béret cradingue qui va me tromper, moi. Pas plus que le Congolais. On t’a respiré, mon vieux ! Tu sens le billet ! Socialo ou pas ! La bonne blague !
─ Ta gueule, petit crétin. J’ai travaillé toute ma vie depuis mes quinze ans, et j’ai vu mourir ma mère à l’hosto d’un cancer. Elle hurlait. Mes frères et sœurs avaient autre chose à faire : ils étaient en vacances. Faut rien me raconter sur la vie, à moi. Tu parles d’une arnaque ! Mets les outils à l’abri, on se casse. Ho ! le négro ! Rentre chez ta femme ! Le zinc viendra plus aujourd’hui.
─ C’est pas trop tôt, bwana. Normalement on devrait avoir arrêté le travail. En dessous de cinq degrés...
─ Dis-toi bien qu’à trois degrés, Joseph, les Portugais et les Kurdes travaillent. A zéro, les Russes et les Polonais te prennent le chantier. A moins dix, ils chantent. Depuis quarante ans que je fais ce métier, j’ai jamais vu un singe arrêter un chantier pour cause de gel. Jamais. Juste une fois je me suis arrêté un après-midi, parce qu’il y avait trop de neige sur la charpente. Et combien de fois j’ai pris mes repas sur le toit, en plein vent, au milieu d’une plaine... T’entendais le bois craquer mon lapin, par des moins quinze, moins vingt. Alors tes cinq degrés, hein... Laisse-moi rire !
Ils se rhabillent, transis, épuisés, dans le froid de l’immense atelier rempli de déchets métalliques. “
Autre chantier parisien, cette fois avec tous les corps de métier. Le chef de chantier, un Kurde, s’adresse à Diarra Abdullaye, un sans-papiers plein de courage et de vitalité qui erre depuis cinq ans après les sous qui lui permettront de s’offrir de quoi abriter sa petite famille à Bamako :
─ Diarra, tu montes les sacs de ciment au deuxième. Et avant de redescendre, tu vides les gravats dans la cour. Tous. Les planches, les cailloux, les papiers, les palettes, tout. Tu vires tout. OK ? Si tu fais ça bien... OK vous autres, hein ? Si vous faites ça bien ─ le contremaître s’adressait aux trois Subsahariens qui lui faisaient face, silencieux et frigorifiés ─ vous repartirez ce soir avec TRENTE EUROS. Voilà. Il y a des gants là, et les brouettes sont sous l’escalier. Il n’y aura qu’une paire de gants par homme. TU LES PERDS TU LES PAYES. Si un maçon a besoin de quelque chose, vous lui amenez. Vous êtes là pour ça aussi. Bon. S’il y a un problème, vous m’en parlez. Mais je ne veux rien comme ennui. Ah et il y a des Français en haut. C’est les charpentiers. Ils ne doivent rien vous demander. Voila. Eux c’est une autre boîte. Allez. Au boulot.
(...)
Abdullaye réajuste son écharpe soigneusement, enfonce son bonnet en polaire.
─ J’aurai cinquante ans cette année, se dit-il encore, je suis vaillant. Vaillant. Un vrai lion je suis. Il se dirige avec les deux autres (un Nigérien, et un Béninois) vers la palette des sacs de ciment. Charge une brouette. Le Béninois le regarde faire, puis l’imite. Encore un intellectuel qui n’a jamais fait ça, on dirait. Tu es un professeur lui demande t-il. Le Béninois ne répond rien. Il a l’air effrayé ce pauvre Béninois. C’est normal se dit Abdullaye, c’est l’émigration. Il est tout frais celui-là. Il vient de descendre d’avion, ou de camion. Il est juste en train de comprendre à quelle sauce on va le manger ici, et ça ne lui fait pas plaisir. Ha ! Voilà. C’est tout. “
Après une altercation avec le contremaître incapable de faire respecter la moindre consigne de sécurité sur ce chantier de malheur, le charpentier Ivan qui travaillait au dernier étage, croise le rire goguenard de Diarra Abdullaye incrédule devant le salaire qu’annonce Ivan en disant : “Je ne veux pas mourir pour quatre-vingt euros par jour !” Ainsi commence une véritable amitié née de paroles essentielles, simples et sincères échangées dans un bistrot à deux pas du chantier, alors qu’au dehors c’est le froid, la poussière, les engueulades, une aumône de salaire en contrepartie d’un boulot d’esclave, les gueules d’enterrement... et l’anonymat à perpétuité dans une foule qu’on ne cherche qu’à fuir.
Chaque description de chantier est pour Fabrice Loi l’occasion de saisir sur le vif des types dont je peux attester de la réalité tangible, les ayant vécu en des lieux et des périodes autres bien sûr : le chef de chantier intéressé aux bénéfices de sa boîte, l’alcoolo vantard mais qui ne veut surtout pas rester aux postes de travail les plus pénibles plus d’un quart d’heure et qui trouve toujours une raison pour aller s’en jeter un petit dans la camionnette...Le parfait incompétent devenu totalement irascible après qu’on lui eut mis le nez dans sa merde... la liste est inépuisable.
Jusqu’au jour où Ivan, submergé par la douleur d’une séparation amoureuse, décide que ce chantier sera le dernier car trop dur à encaisser, pas pour le boulot en lui-même, mais pour ce qui l’entoure, le corsète. Ce sera alors l’exil vers le sud et l’Espagne, destination Bamako où son ami Diarra qui a vécu quantité d’autres galères en France, dont une expulsion finale, le retrouvera et lui offrira l’hospitalité.
Ivan vivra dans ce pays des relations tout autres que celles nouées lors de sa vie européenne. Tout à la découverte d’une société, d’une joie et d’une nature qu’il ne connaissait plus, il y trouvera un travail de grutier sur le chantier de construction d’un pont sur le Niger, embauché par les Chinois, dignes successeurs des colonisateurs français après quelques années d’indépendance nationale. Là encore ce seront de mémorables descriptions qu’aucun spectateur extérieur au monde du labeur ne pourra rendre. Cette deuxième partie du roman est aussi nourrie d’épisodes sentimentaux et d’une intensité dramatique que je laisse aux lecteurs le soin de découvrir. Ils lui prouveront que si en France le temps et le désir des luttes directes semblent être du lointain passé, au Mali elles restent d’une criante actualité...
Ainsi, pour mettre un coup d’arrêt à la peur trop souvent vécue lors de ses années de travailleur sans-papiers à Paris et qu’il ne sent que trop venir de toute part dans son pays où le règne de l’argent finit par le faire ressembler à la France qu’il vient de quitter, Diarra Abdullaye décide pour “faire son devoir” d’accomplir un geste qui clôt magnifiquement ce premier roman de Fabrice Loi.
Le Bois des Hommes n’est pas un roman à thèse et indigeste, il n’est pas non plus alourdi par le poids de quelconques fatalités du destin, ni le respect des figures de la modernité que trop peu d’auteurs contemporains prennent à partie: salariat, techniques, laideurs en tout genre. Chaque réaction des personnages ou du narrateur invite à une quête de liberté et de communion avec ses égaux. Oui, il y a du Georges Navel, auteur de “Travaux” dans l’inspiration et le souffle de ce beau roman. Et ce qui rapproche aussi les deux écrivains, Navel et Loi, c’est il me semble leur commun attrait pour les tâches physiques, dures, d’autant plus dures qu’elles sont mal rémunérées, mais qui permettent parfois d’approcher des natures humaines généreuses ou poètes et toujours entières : les chantiers sont rarement un terrain de jeu pour demi-mesures. Et à mon avis Le Bois des Hommes n’est pas un demi roman mais un roman entier empli d’une substance vitale à laquelle nous sommes sensibles : une attention à la difficile fraternité entre les hommes là où ils peinent.
Christian PORCHER, Pour l’A.P.L.O. (Décembre 2015)